LA BEAUTÉ DANS LA CIVILISATION GRECQUE

Le terme grec de philocalie = φιλοκαλία = signifie l’amour de la beauté : hè philia tou kallous / ἡ φιλία τοῦκάλλους. Substantif formé sur le verbe composé, d’époque classique, philokaleïn / φιλοκαλεῖν, qui veut dire aimer les belles choses, il apparaît dès le Ier siècle av. J.-C. dans la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, puis chez Philostrate, au IIIe siècle de notre ère 1D.S., B.H., 1, 51 et Philstr. Tableaux, 570. Alors qu’il concerne une qualité humaine, dans les deux exemples cités, le terme de philocalie s’applique par extension à des œuvres d’art. — On connaît principalement trois auteurs du nom de Philostrate : Philostrate l’Ancien de Lemnos, sophiste et biographe né vers 190 apr. J.-C., et Philostrate le Jeune, son petit-fils, sophiste lui aussi, ayant vécu au IIIe siècle de notre ère. Il faut se garder de les confondre avec Philostrate d’Athènes ‒ de son nom latin complet Lucius Flavius Philostratus ‒ né vers 170, probablement dans l’île de Lemnos lui aussi, et mort en 240. Cet orateur et biographe romain de langue grecque, dont la vie est très mal connue, était vraisemblablement l’oncle de Philostrate l’Ancien et vivait dans la première moitié du IIIe siècle de notre ère. Il est l’auteur d’une biographie du philosophe néopythagoricien Apollonios de Tyane (16-97/98 apr. J.-C., ainsi que de la Galerie [antique] de tableaux, une série de soixante-cinq tableaux, réels ou fictifs ; ce texte fondateur est un recueil de descriptions de scènes représentées sous un portique d’une riche demeure de Naples. . C’est donc un mot de grec tardif, qui, dès le siècle suivant, connaîtra dans la littérature patristique notamment un essor considérable, destiné à se maintenir, des siècles durant et ce jusqu’aujourd’hui, dans la langue de l’Eglise et des fidèles orthodoxes en particulier.
Afin d’en pénétrer toute la richesse, il faut s’arrêter sur les deux mots le composant : ἡ φιλία et τὸ κάλλος. Correspondant à affection et imparfaitement rendu par amitié, tant le terme grec est riche de sens, hè / i philia 2Au fil du temps, la prononciation du grec a naturellement changé, suivant en cela les règles d’évolution phonétique des langues indo-européennes. Dès l’époque hellénistique et de la koïnè, ou kini (κοινή : langue commune), en effet, la prononciation “moderne” se substitue petit à petit à celle du grec ancien et classique, telle que cette dernière est en partie restituée par la prononciation dite érasmienne ; c’est ce que corroborent notamment les variantes de graphie, les transcriptions latines, les fautes d’orthographe des lapicides ou les fautes d’iotacisme des copistes de manuscrits, bien connues des papyrologues. Ainsi, tous les textes de l’ère chrétienne, Nouveau Testament compris, doivent être lus dans la prononciation du grec d’aujourd’hui. peut désigner quatre formes d’amour : 

  1. L’amour naturel ou parental, qui unit les êtres d’un même sang ;
  2. L’amour des hôtes, l’hospitalité étant une qualité importante dans le monde antique 3L’hospitalité et l’hôte lui-même étaient placés sous la protection de Zeus Xénios / Ζεὺς Ξένιος. Dans l’Odyssée, d’Homère, l’adjectif ξεῖνος / xeïnos a souvent son sens premier d’étranger, venant d’un pays lointain, inconnu. ;
  3. L’amitié proprement dite, soit l’affection que l’on éprouve pour ses amis ;
  4. L’amour érotique enfin, lié au désir amoureux.

Pour exprimer les diverses sortes d’amour, outre philia et éros 4Ἡ φιλία est un substantif tiré du verbe φιλεῖν (avoir de l’affection pour) et ὁ ἔρως dérive du verbe ἐρᾶν, qui signifie s’éprendre, aimer. , le grec dispose de ressources lexicales plus variées que le français, lequel de ce fait confère à ce terme nombre d’acceptions fort diverses. C’est pourquoi nous distinguerons dans le lexique grec deux autres mots spécifiques, ainsi que les verbes sur lesquels ils sont formés : les noms de storgè / storyi (tendresse) et d’agapè / agápi 5Ἡ στοργή dérive du verbe στέργειν (aimer tendrement, chérir) et ἡ ἀγάπη, du verbe ἀγαπᾶν (chérir, aimer d’amour) ; agapân signifie en outre avoir du goût pour une chose, l’aimer. — C’est du substantif agapè que provient le mot français agape, emprunté en 1574 au latin chrétien (agape, (génitif) agapes), que l’on trouve dans des textes de l’apologiste Tertullien (IIIe s.). Au singulier, une agape désigne le « repas du soir pris en commun par les premiers chrétiens, au cours duquel était célébré le rite eucharistique. »  (Trésor de la langue française [TLF], Dictionnaire de la langue du XIXeet du XXe siècle, publié par le C.N.R.S. sous la direction de P. Imbs, Paris, 1973, vol. I, s.v.). Aujourd’hui, le mot ne s’emploie plus guère qu’au pluriel, aux sens de repas entre convives unis par des liens familiaux, amicaux ou autres ou de banquets somptueux. . Rare dans les textes classiques et païens, mais promis à un riche avenir en grec néotestamentaire et chrétien, ce dernier indique une affection désintéressée, un attachement réfléchi et non une inclination spontanée. C’est lui qui désigne l’amour divin – Dieu est Amour 6Ὁ Θεὸς Ἀγάπη ἐστίν : 1 Jn, 4, 16. – et l’amour fraternel, tel celui qui unit entre eux les disciples de Jésus Christ. En font foi les nombreuses occurrences d’agápi dans l’évangile de Jean, appelé de ce fait l’évangile de l’amour, et dans les trois épîtres du disciple que Jésus aimait.   

La beauté correspond au substantif neutre to kállos / τὸ κάλλος, ou à l’adjectif substantivé, au neutre singulier, to kalón / τὸ καλόν. Déjà chez Homère, le premier désigne d’abord la beauté physique : tel un vêtement, les dieux la confèrent aux hommes, mais ils peuvent tout aussi bien la leur ôter ; par la suite, to kállos s’appliquera à la beauté morale, non sans désigner également la beauté de choses, de pays, de vaisseaux, d’objets divers, tels de beaux vêtements, un bel ouvrage, etc. Quant à to kalón, il signifie le beau, le bien, la vertu chez Platon et, chez Aristote, la beauté morale, la vertu, l’honneur 7Déjà chez Homère, l’adjectif kalós / καλός, signifie beau, noble, honnête, honorable, glorieux ; il s’oppose à aïschros / αἰσχρός, qui veut dire laid, disgracieux, et, au moral, honteux, vil, infamant (cf. Xénophon, Mémorables, 1,1,16 et Platon, Banquet, 183d). Lorsqu’il se rapporte à la beauté physique, il est souvent accompagné d’un second adjectif lié au sens de la vue, comme eueïdès /εὐειδής, signifiant d’aspect agréable, beau, gracieux. Dans la Cyropédie de Xénophon (7, 3, 16), τὰ καλά désignent les belles actions. Or c’est par l’intermédiaire de l’adjectif substantivé au neutre τὸ καλόν (to kalón) que ce terme a pris un sens moral pour désigner la vertu psychique. Par la suite, cette acception s’étendit aux autres genres, notamment dans la langue du Nouveau Testament : Ἐγώ εἰμι ὁ ποιμὴν ὁ καλός : Je suis le bon berger (Jean 10, 11). (Cf. Georges BABINIOTIS, Dictionnaire de la langue grecque moderne, Centre de lexicologie, Athènes, 2012, s.v.)  — Cette polysémie aussi bien physique que morale explique le fait qu’en grec moderne l’adjectif kalós / καλός veut dire bon, signification qui, sous l’influence de la morale et de la philosophie, dut apparaître assez tôt dans l’histoire de la langue, peut-être déjà à l’époque hellénistique. . Très tôt donc, dans l’histoire de la langue grecque, le beau tend à se confondre avec le bonla beauté à s’assimiler à la bonté, c’est-à-dire au bien en général. 

« Si le peuple grec a compté tant d’artistes dans les arts plastiques et dans la littérature, c’est d’abord parce qu’il avait le culte du beau. L’admiration de toute beauté, mais surtout de la beauté indissolublement physique et morale de l’homme, est un thème constant des lettres helléniques, depuis Homère jusqu’à Plotin et au-delà. La beauté inspire naturellement l’amour, mais alors qu’ailleurs l’amour passe pour être aveugle, il devient chez Platon la condition première de la connaissance la plus haute, de l’illumination suprême, de l’ascension vers le Bien et le Beau intelligibles, c’est-à-dire vers Dieu. » 8R. FLACELIÈRE, Histoire littéraire de la Grèce, Paris, Fayard, 1962, p. 450.

Néanmoins, quoique la beauté soit omniprésente dans la civilisation grecque antique, il ne faut pas chercher dans les textes classiques de théories esthétiques, même si de telles esquisses ont pu se dessiner dès l’époque de Socrate. Certes, Aristote se proposait de développer le sujet du Beau dans un ouvrage spécifique 9Ce dont il fait part à la fin de sa Métaphysique. : or, à ce que nous savons, ni lui ni aucun autre auteur ne l’a fait, hormis Plotin (205-270), le fondateur du néoplatonisme, auteur du célèbre traité intitulé Du Beau 10Ou De la beauté  / Περὶ τοῦ καλοῦ, (1, 6, 1-9). Sixième traité de la 1re Ennéade ou Neuvaine, c’est un des textes les plus connus de l’œuvre de Plotin. On en complètera la lecture par celle du livre 8 de la 5e Ennéade (31e traité) et du livre 3 de la 3e Ennéade (48e traité), consacrés à la beauté intelligible / τὸ νοητὸν κάλλος. Dans ces deux textés, l’auteur traite de la beauté d’Hélène. — Sur Plotin, cf. infra, à la suite de la présentation d’Isocrate. . Aussi, ce que l’on connaît de la conception que se faisaient les Grecs de la beauté se trouve-t-il principalement épars, entre autres, dans des dialogues de Platon 11Il est question de la beauté principalement dans le Banquet, le Phèdre, le Gorgias, l’Hippias Majeur, ainsi que dans certains livres de la République. Dans l’Hippias Majeur, huit définitions du Beau sont successivement proposées, mais aucune n’est jugée juste ni même satisfaisante. , ainsi que dans divers ouvrages d’Aristote 12Si l’œuvre tout entière de Platon nous a été conservée, soit 42 dialogues et 13 lettres, de l’œuvre considérable d’Aristote seuls 47 ouvrages à peu près complets, ainsi que des fragments d’une centaine d’autres nous sont parvenus ! — V. au sujet de la transmission mouvementée des écrits d’Aristote Monique CANTO-SPERBER et alii, Philosophie grecque, Paris, « Quadrige Manuels », 2021, pp. 310ss. .

Ce dernier, fils de Nicomaque, médecin du roi de Macédoine Amyntas III, naquit en 384 av. J.-C. Venu à Athènes à l’âge de dix-sept ans pour y terminer ses études, il entra à l’Académie, y restant jusqu’à la mort du maître en 347. Doué de dons exceptionnels, que Platon ne tarda pas à remarquer, il fut bien vite chargé du cours de rhétorique. C’est que ce disciple, surnommé l’Intelligence ou le Liseur, était une véritable encyclopédie vivante 13Platon l’appelait littéralement intelligence de l’étude – νοῦς τῆς διατριβῆς  – et qualifiait sa maison de maison de lecteur – οἶκος ἀναγνώστου. . C’est en suivant les leçons dont Platon illustrait et commentait le Sophiste, que le Stagirite 14Du nom de Stagire, petite cité fondée en 655 av. J.-C. par des colons ioniens de l’île d’Andros (Cyclades), descendants probablement des Abantes et venus de Chalcis (Eubée), île d’origine ionienne comme Chios. Stagire est située au nord de la péninsule la plus orientale de la Chalcidique, qui correspond par métonymie au Mont-Athos actuel, lequel culmine à plus de 2000 m d’altitude à l’extrémité de celle-ci. — Rappelons que la mère d’Aristote, Phaestias, était née à Chalcis et que, selon Denys d’Halicarnasse (Epist. ad. Ammacum, 5), elle était de la race de ceux qui envoyèrent de Chalcis une colonie à Stagire, dans le cadre de la colonisation chalcidienne de l’ancienne province thrace qu’était la Chalcidique. s’orienta vers la logique, discipline dont il est le fondateur. En outre, il emprunta ses célèbres arguments contestant la théorie des réalités intelligibles ou Idées au “drame étrange de métaphysique, ardu et captivant” qu’est le dialogue intitulé Parménide 15Auguste DIÈS, Platon, Paris, éd. E. Flammarion, coll. « Les Grands cœurs », 1930, p. 189 & 194. Ce dialogue particulièrement abstrus et dont la mise en scène rappelle celle du Banquet, appartient au genre logique et traite des Idées. — Traducteur remarquable de l’œuvre de Platon, A. Diès, historien de la pensée, philologue et philosophe, prêtre de son état, naquit en 1875 et décéda en 1958. « Par l’étendue de ses connaissances, par la sûreté de sa méthode et plus encore peut-être par son goût de l’histoire et son sens du réel, le chanoine Diès me semble le chercheur le mieux armé pour faire progresser les études sur la philosophie grecque et sur le platonisme, source de toute la civilisation occidentale.» (Paul Mazon, dédicataire de l’ouvrage). .

De son œuvre considérable, philosophique et encyclopédique, soit près de quatre cents ouvrages, nous est parvenue moins d’une cinquantaine d’entre eux, dont aucun de caractère littéraire, alors que nous savons par des témoignages antiques que, à l’instar de son maître, il avait écrit des dialogues fort beaux, de style plus oratoire que poétique, destinés au grand public. En revanche, les ouvrages d’Aristote qui nous ont été conservés sont des traités d’enseignement, de caractère austère, quasi ésotérique, réservés à des initiés ; c’est qu’ils s’adressaient aux disciples du fondateur du Lycée 16L’école philosophique qu’Aristote fonda à l’âge de 50 ans était à l’origine un sanctuaire et un gymnase attenants à un enclos boisé et sacré, consacré aux Muses et à Apollon Lycien, épithète signifiant destructeur de loups, ou, mieux, le Lumineux. Elle était située sur un terrain acheté par un ami du philosophe, car son statut de citoyen résidant (métèque) ne lui permettait pas d’acquérir de biens fonciers. Aristote y aurait fait construire des édifices imposants dotés de portiques, à l’instar des gymnases, sous lesquels déambulait – péripatein / περιπατεῖν – le maître devisant avec ses disciples, d’où leur nom de promeneurs (péripatéticiens). La promenade du matin était réservée aux élèves avancés, des initiés en quelque sorte, auxquels le maître dispensait l’enseignement philosophique, dit acroamatique, ou ésotérique, tandis que celle de l’après-midi avait un caractère rhétorique et “exotérique”, s’adressant à des élèves débutants. — Des fouilles archéologiques ont mis au jour les vestiges de l’école d’Aristote, situés non loin du musée byzantin et chrétien d’Athènes. , et non à un auditoire plus vaste. Ecrits dans un style rigoureux, souvent abstrait et technique, ils sont tout empreints de précision et dénués de qualités littéraires. Même l’Ethique à Nicomaque ne fait pas exception. 

Les concepts du Beau et du Bien, qu’Aristote a tenté de distinguer, de manière un peu superficielle, il est vrai, sont en général plus ou moins assimilés l’un à l’autre, par le truchement de la beauté dite morale et de la vertu. C’est qu’en fait il y a ambiguïté intrinsèque, le beau relevant de la vue, le bien de la pratique. En d’autres termes, le beau ressortit au transcendant, le bon, à l’immanent. Même si un acte peut être qualifié de beau, il n’en est pas moins contingent, dût-il confiner au sublime. 

Quant à la vertu, « elle est conçue par Platon comme un idéal d’autonomie morale et de rationalité, qui protège l’individu des vicissitudes du hasard et de toute atteinte de la part d’autrui. Cette définition est en rupture avec la conception homérique de l’accomplissement moral comme affirmation de soi, qu’on trouve partiellement reprise par certains personnages de Platon, tel le jeune Ménon. Mais elle s’oppose aussi à l’idéal moral qui se dégage de la sagesse proverbiale des Sept Sages et de l’œuvre d’Hésiode, idéal selon lequel le sens de la mesure et de la limitation est essentiel à la moralité. […] Elle se distingue enfin de la forme d’accomplissement humain, le talent de conduire ses affaires dans le domaine privé et dans le domaine public, qu’enseignent les sophistes comme Protagoras. » 17M. CANTO-SPERBER et alii, op. cit., p. 257. — Le terme grec d’arétè / ἀρετή désigne une fonction, ainsi que la réalisation optimale et l’excellence de ladite fonction. A ce double emploi, Platon ajoute le fait que l’ordre de l’âme étant la première forme du bien humain, la vertu en est le premier effet. En outre, la vertu socratico-platonicienne doit être entièrement définie à partir de la réflexion et de la connaissance, grâce auxquelles le but et les moyens d’y parvenir sont clairement déterminés, d’où l’excellence, exprimant l’idée d’un accomplissement optimal (ibid.). Ainsi, “le bien humain auquel se rapporte la vertu désigne une manière d’être interne, consistant en l’harmonie établie dans l’âme entre ses différents composants et ses différentes fonctions.” (ibid., p. 258).

L’essence du bien s’est réfugiée pour nous dans la nature du beau : c’est que, partout sans doute, il arrive que beauté et vertu deviennent mesure et proportion 18PLATON, Philèbe 64e : Κατέφευγεν ἡμῖν ἡ τοῦ ἀγαθοῦ δύναμις (litt. la puissance) εἰς τὴν τοῦ καλοῦ φύσιν· μετριότης γὰρ καὶ συμμετρία κάλλοςδήπου καὶ ἀρετὴ πανταχοῦ συμβαίνει γίγνεσθαι. Immédiatement après ce passage, la vérité est associée à la beauté et à la vertu, qui, par leurs proportions équilibrées, forment un bon mélange (summeixis / σύμμειξις). .

Conformément à la doctrine platonicienne, cette vertu consiste dans le détachement du monde sensible et des biens qu’il propose, afin d’atteindre à la contemplation (théoria / θεωρία) des idées, en particulier de l’Idée du Bien, ainsi que dans l’effort qu’exige l’accomplissement de l’idéal de perfection qu’est le Bien. Or, au sens le plus complet, la Forme suprême qu’est l’Idée du Bien réunit la beauté, l’ordre et la symétrie, qui en sont les trois caractéristiques formelles. Quant à la nature véritable de la vertu, c’est la pensée et l’exercice de la philosophie, lesquels à leur tour entraînent la purification de l’âme. 

Cette vertu, d’essence quasi divine, s’accompagne d’une vertu spécifiquement humaine, la justice, qui consiste dans l’harmonie intérieure de l’âme. Cette dernière est dotée de trois facultés : la Raison (Logos), le cœur et les appétits ; la vertu de la raison est la sagesse, celle du cœur, le courage et celle des appétits, la tempérance. La justice quant à elle forme un accord parfait (sumphonia / συμφωνία), soit l’harmonieuse hiérarchie des trois, les appétits se soumettant au cœur et le cœur à la raison 19L’ordre de l’âme (ἡ τάξις τῆς ψυχῆς) est ce que l’on appelle la partition, plus précisément la tripartition, ou subdivision en trois parties de l’âme humaine, exposée dans la République (4, 436a) et dans le Timée (69c), où elle acquiert sa forme définitive. La première partie est dite rationnelle : c’est le logistikon / λογιστικόν ; la seconde, irrationnelle, est elle-même subdivisée en deux parties : le cœur / to thymoeïdés / τὸ  θυμοειδές et la concupiscence /  to epithumètikon/ τὸ ἐπιθυμητικόν. La vertu la plus complète étant pour Platon la justice, c’est elle qui constitue l’ordre de l’âme. .

Si, pour Socrate, la vertu consiste en une connaissance, thèse que reprend Platon, la question de savoir de quoi la vertu est connaissance demeure sans réponse définitive dans les divers dialogues où elle est étudiée, hormis peut-être dans le troisième livre des Lois 20(689d). Πῶς γὰρ ἄν, ὦ φίλοι, ἄνευ συμφωνίας γένοιτ’ ἂν φρονήσεως καὶ τὸ σμικρότατον εἶδος ; Οὐκ ἔστιν, ἀλλ’ ἡ καλλίστη καὶ μεγίστη τῶν συμφωνιῶν μεγίστη δικαιότατ’ ἂν λέγοιτο σοφία, ἧς ὁ μὲν κατὰ λόγον ζῶν μέτοχος. — Dans ce passage, le terme de la langue musicale symphonia, qui désigne un accord de voix ou de sons, est employé au sens figuré d’accord de sentiments, d’union, d’harmonie ;  c’est que le terme d’harmonia / ἁρμονία, qui, certes, signifie l’harmonie en général, soit la juste proportion, l’harmonie d’un tout, signifie d’abord l’ajustement, la jointure ; dans la langue musicale, il signifie gamme, échelle d’octave. — On sait l’importance que joue la musique chez Platon, dont les conceptions musicales trouvent leur origine dans la philosophie pythagoricienne du nombre. « L’esthétique pythagoricienne ne prend toute sa mesure qu’insérée dans une représentation du monde fondée sur le concept d’harmonie, principe de cohésion des éléments et des êtres. […] Reprenant les idées maîtresses de l’école de Pythagore, Platon les unifie en un système plus large, qui englobe des aspects tant physiques et cosmologiques qu’esthétiques ou éthiques. » (Brigitte VAN WYMEERSCH, La Musique comme reflet de l’harmonie du monde, l’exemple de Platon et de Zarlino [1517-1590], in Revue philosophique de Louvain, 1999, p. 289). — Sur le rapport de la vertu et de la science, cf. infra, note 39. :  

Comment se pourrait-il, mes amis, que sans harmonie la moindre forme de pensée pût même exister ? C’est impossible ; néanmoins, la plus belle et la plus grande des harmonies serait à très juste titre considérée comme la plus grande sagesse, celle qu’a en partage celui qui vit selon la raison.

Platon et Aristote ont assurément posé les fondements de “l’esthétique grecque”, qui a durablement marqué la civilisation hellénique jusqu’au début de l’ère chrétienne. Leur doctrine peut se résumer comme suit : le beau résidant à l’intérieur des êtres se confond avec la bonté de ceux-ci. Lié à l’ordre, il se retrouve dans les éléments métaphysiques de ce dernier, telles l’unité, l’harmonie, la multiplicité, la symétrie et la proportion. Ainsi, la symétrie des parties et la grandeur des objets sont des aspects objectifs de la beauté ; l’aspect subjectif du beau n’est pour ainsi dire pas envisagé par le platonisme ni l’aristotélisme. 

Pour Platon, « L’univers sensible est marqué au coin de la beauté dans ses plus profondes entrailles, car il réunit à des figurations géométriques, qu’il compte parmi les plus belles, les éléments premiers dont tout se compose : l’air, l’eau, la terre, le feu. » 21M. de WULF, ibid. — C’est à Plotin qu’il reviendra de relever que « la beauté objective n’est pas le seul élément de l’esthétique : si le beau est une propriété métaphysique des objets, il n’en est pas moins vrai que nous leur reconnaissons cette propriété parce que nous les jugeons beaux. » (J. COCHEZ, Esthétique de Plotin, (Suite), in Revue philosophique de Louvain, 1914, p. 165). Cet article fait suite à L’Esthétique de Plotin du même auteurparu dans la même revue l’année précédente (pp. 294-338).

Platon Philèbe 51c-d

« Je vais maintenant tenter de dire ce qu’est la beauté des formes, d’êtres vivants ou de certaines peintures  – [beauté] qui n’est pas ce que pourrait entendre la majorité des gens ; je veux parler, dit l’argument, de la ligne droite et de la ligne courbe, et donc, à partir de celles-ci, de ce qui se fait à l’aide de tours, des surfaces planes et des solides, ainsi que de ce qui se fait à l’aide de règles et d’équerres, si tu me comprends. J’affirme en effet que ces figures ne sont pas belles par rapport à quelque chose, contrairement à d’autres, mais qu’elles sont belles pour toujours, étant belles de nature, recelant certains plaisirs qui leur sont propres, sans rapport avec ceux de chatouillements. Des couleurs aussi ont ce caractère de beauté et de plaisir. Nous faisons-nous entendre, oui ou non ? 22PLATON, Philèbe 51c-d ; ce dialogue de genre éthique porte sur le plaisir. Le passage choisi, que nous avons retraduit, est partiellement cité par M. de Wulf (ibid.), qui mentionne également le fragment du livre 6 de la République reproduit ci-dessous, mais qu’il ne traduit pas). — A la fin de la 1re partie de cette introduction, est reproduite la version originale (en grec ancien) des fragments cités.

Outre le charme des couleurs, qui, dans le sentiment populaire, s’ajoute aux éléments de l’ordre, tant Platon qu’Aristote introduisent l’élément de plaisir, sans en analyser toutefois la nature ni ce qui le fait naître dans la sensibilité du spectateur. Cette conception sera reprise par Xénophon, les stoïciens, Cicéron et d’autres auteurs, jusqu’à ce que « Plotin la présente comme l’expression de la beauté généralement admise par ses contemporains et leurs prédécesseurs immédiats. » 23M. de WULF, ibid. — Cf. infra, vers la fin de cette 1re partie, la présentation détaillée du traité consacré au Beau.

Selon Aristote, le beau réside dans l’ordre et dans la grandeur 24Τὸ γὰρ καλὸν ἐν μεγέθει καὶ τάξει ἐστίν (Poét. 7, 4, 1450b). Le beau dont il est ici question concerne aussi bien “un être animé qu’un fait  quelconque”, qui doivent avoir certaines proportions, ni trop grandes, ni trop petites. . Ayant un sens essentiellement éthique, le beau désigne chez ce philosophe la plus haute qualité morale. C’est ainsi que la conception générale qu’il se fait du beau se ramène à celle de Platon, étant presque entièrement contenue dans les règles d’ordre, de symétrie, voire de “limite”, auxquelles il ajoute la grandeur, concept que l’on peut rendre par le terme d’ampleur, élément constitutif de la beauté. « La beauté d’Aristote est donc une beauté abstraite, intérieure aux êtres et pour ainsi dire mathématique, émanant de la structure, non de la forme 25Rappelons que le terme grec de μορφή, que l’on traduit par forme (mot d’origine latine) désigne l’aspect extérieur, l’apparence, la forme d’un corps, dans un sens généralement positif ; chez les poètes, il a souvent le sens de beauté, que l’on retrouve dans l’adjectif composé eumorphos / εὔμορφος, signifiant de belle forme, beau, noble. De même,forma désigne en latin l’ensemble des traits extérieurs caractérisant un objet : conformation, type, notamment une belle forme, c’est-à-dire la beauté. Ainsi l’adjectif formosus veut-il dire beau, bien fait, élégant ; Cicéron en a même tiré le substantif formositas, qui n’apparaît que dans son traité Des devoirs (De Officiis), 1,126. — Quant à schéma / σχῆμα, il signifie figure, conformation, dessin extérieur d’une chose, ce qui est aussi le sens de schèmatismos / σχηματισμός. : il ne considère pas la beauté extérieure de la nature ou de l’art : il est aux antipodes du romantisme. » 26J. HARDY, in compte rendu de l’ouvrage de K. SVOBODA, Esthétique d’Aristote, paru dans la Revus belge de philologie et d’histoire en 1928. C’est que, pour Aristote, « Tout art et toute recherche, et, pareillement, toute action et tout choix semblent tendre vers quelque bien. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi tendent toutes choses. » 27Πᾶσα τέχνη καὶ πᾶσα μέθοδος, ὁμοίως δὲ πρᾶξίς τε καὶ προαίρεσις, ἀγαθοῦ τινὸς ἐφίεσθαι δοκεῖ· διὸ καλῶς ἀπεφήναντο τἀγαθόν, οὗ πάντ᾿ ἐφίεται. (Traduction de Jules TRICOT, légèrement retouchée, parue aux éditions Les Échos du Maquis, 1959). — La citation finale définissant le bien est d’auteur inconnu.

De cette phrase ouvrant L’Ethique à Nicomaque, on peut rapprocher ce fragment de la République 28Platon, République, 6, 508e-509a. — Socrate s’adresse à un interlocuteur du nom de Glaucon  déjà mentionné dans le Banquet : plus âgé qu’Adimante, présent dans l’Apologie de Socrate, l’un et l’autre sont des frères puînés de Platon. :

Platon, République, 6, 508e-509a

 « Ce qui confère la vérité aux objets connaissables et accorde à celui qui connaît la faculté de connaître, c’est, reconnais-le, [Glaucon], l’Idée du Bien. Celle-ci étant la cause de la connaissance et de la vérité, conçois–la comme objet de connaissance ; ainsi, ces deux choses étant belles, soit la connaissance et la vérité, c’est à juste titre que tu estimeras qu’il y quelque chose d’autre encore, de plus beau qu’elles. Connaissance et vérité sont à bon droit considérées, à l’instar de la lumière et de la vue dans le monde visible, comme semblables au soleil ; en revanche, il est faux de penser qu’elles sont le soleil même. Semblablement, il est juste de considérer ici même la connaissance et la vérité comme étant l’une et l’autre semblables au bien ; mais penser que l’une ou l’autre des deux soit bonne, est une erreur : c’est que la nature du Bien doit être considérée comme étant de plus grande valeur encore.

Quoi qu’il en soit, ce qui différencie foncièrement les deux grands philosophes, c’est la conception que chacun d’eux se fait du réel : pour Aristote il réside dans le monde immanent, soit le monde visible et sensible – c’est-à-dire  le monde des sensations ; pour Platon, il se situe dans un monde invisible, intelligible, suprasensible, le monde des Formes ou des Idées 29Précisons le sens philosophique de certains termes : τὸ εἶδος / éïdos signifie l’apparence, l’aspect, la forme d’un objet ou d’une personne ; dans la langue philosophique, la forme s’oppose à la matière, hè hulè / ἡ ῠλη, et à l’espèce d’un genre (γένος) ; éïdos désigne en outre la notion abstraite et générale ayant une réalité objective, le principe de la vie intellectuelle. Comme éïdos, idéa / ἡ ἰδέα signifie l’apparence, l’aspect, la forme ; en philosophie toutefois, ce mot désigne plus particulièrement la forme propre à l’espèce, la notion formelle, la forme intelligible ; par suite, il correspond à l’idée, telle l’Idée du Bien, comme dans le fragment de la République cité ci-dessus. (D’après Médéric DUFOUR, Traité élémentaire des synonymes grecs, LXXIII. Forme). — Il est très important de noter que « le concept d’apparence, à proprement parler, n’appartient pas à la sophistique, quoique le milieu de la sophistique, soit l’apparence même ! C’est donc en un sens un malentendu. […] Pour les sophistes, en effet, l’apparence en soi est indéfinissable, parce qu’elle est le corrélat de l’instabilité de l’être, à l’intérieur d’une problématique pré-platonicienne : l’être est fuyant, sans unité pour ainsi dire sans substance ; […] et l’apparence est en fait identique à l’être. » Le milieu où se déploie la sophistique est celui d’une pensée définie et normée par le pour autrui, par l’opinion ; pour une pensée avant tout pragmatique, ce qui compte, « c’est la référence humaine, et non ce que les choses sont en soi, mais bien ce qu’elles sont pour les hommes. Or cela ne peut être désigné comme pensée de l’apparence que par une pensée qui a repéré un critère absolu de ce que sont les choses, une pensée sinon platonicienne, du moins éléate.»(D’après Jean-Louis POIRIER, Les Sophistes, La sophistique ancienne, inLes Présocratiques, Paris, Gallimard, “Bibliothèque de La Pléiade”, 1988, p. 1519). .

. Toutefois, l’un et l’autre philosophe pratiquant la dialectique 30Au point que, dans un article paru en 1977 sous le titre L’Art dialectique dans la philosophie d’Aristote, (in vol. 33, n° 2 de la revue Laval théologique et philosophique), Georges Frappier écrit : « la philosophie d’Aristote n’est intelligible que dans le contexte de la pratique dialectique. », “il y a une dialectique du Beau, comme il y a une dialectique du Bien.” (A. Diès)

Un soir de l’année 416 av. J-C., le poète Agathon fêtant sa victoire au concours de tragédie, offre un banquet à cinq de ses amis, dont Socrate, arrivé en retard. Chacun des hôtes est invité à s’exprimer sur un sujet grave entre tous, l’amour (éros). « L’Amour, fils de Poros, le riche et de Pénia, la pauvresse, a l’aspect et la vie misérable de sa mère, et l’audace conquérante de son père. Il n’est ni un savant, ni un ignorant, il n’est qu’un poursuivant de science : un philosophe. Il est l’essentielle inquiétude, l’aspiration de tous nos cœurs d’hommes vers le Bien. L’être éphémère que nous sommes voudrait posséder éternellement le Bien : il rêve d’immortalité, mais il ne peut l’atteindre ici-bas que dans un substitut, en engendrant, dans l’Amour et la Beauté, des fils de sa chair ou de son esprit. »31Auguste DIÈS, op. cit., p. 149, à qui nous empruntons également le long fragment suivant, extrait du 5e chapitre intitulé La science humaine, IV, p. 150s.

Le maître de Platon exposera ce que lui a révélé la savante Diotime, prêtresse originaire de Mantinée, en Arcadie32Son nom signifie qui honore Zeus. Le passage du Banquet relatif à l’enseignement initiatique que Socrate reçut de Diotime s’étend de 201d à 212a. — Cette ascension méthodique du sensible à l’intelligible, à l’Idée, est décrite dans le livre septième de la République (IDEM, op. cit., p. 137)., qui lui dévoile les premiers mystères de l’amour, aux degrés supérieurs duquel elle l’initiera successivement.

Auguste DIÈSPlaton, L’amour philosophique et la beauté

« Du palier où l’a conduit cette ascension, l’amant véritable étendra son regard à tout l’océan du beau. Il s’en nourrira “pour enfanter les pensées et les discours d’une philosophie à large horizon” et sa vue, ainsi fortifiée, pourra supporter l’éclat de la révélation dernière.

Ce qu’il apercevra, dans cette illumination soudaine, c’est la beauté suprême et unique. Eternelle, incréée, impérissable, elle ne peut ni s’embellir ni se flétrir. Elle n’offre pas d’aspect ni de moment qui la montre plus ou moins belle, elle ne change pas avec l’âge ou l’humeur du sujet qui la contemple. Ce n’est ni un beau visage, ni de belles mains, ni des paroles, ni une science. Ce n’est pas la beauté d’une chose, d’un être vivant, de la terre, du ciel. Elle n’est beauté que d’elle-même, beauté en soi, toujours existante et toujours pareille. Toutes les autres beautés n’en sont que des reflets fugitifs, et leurs apparitions ou disparitions ne peuvent rien ajouter, rien enlever, rien changer à son éternelle splendeur. Beauté simple, pure, sans mélange, elle n’a rien de charnel ni d’humain, rien qui puisse flatter les yeux du corps, ni repaître la vanité de nos désirs mortels. Beauté divine, celui qui la contemple et s’en nourrit enfante non plus des fantômes de vertu, mais des vertus véritables. Il devient ami de Dieu, et, bien que mortel, se pénètre d’immortalité. »

« Ce qui soutient l’âme dans <sa> longue ascension, c’est ce que les modernes appellent tantôt l’esprit scientifique, tantôt l’esprit mystique : deux choses qu’ils s’évertuent à distinguer et à opposer, et que Platon réunit sous le beau nom d’Amour. »33Auguste DIÈS, op. cit., p. 146. — La question de l’amour philosophique chez Platon est traitée aux pages 135ss. de cet ouvrage (Ve partie, chap. IV passim). 

Passionnément attaché à la justice et à la vertu, Socrate a fait de la quête de la vérité le but de sa vie, convaincu que la raison – en grec lógos / λόγος – est le meilleur moyen de se rapprocher de la vertu ; la moralité étant inscrite dans la nature de l’âme, la vie humaine doit tendre à un certain bonheur, lequel consiste en une âme saine, dont la joie intérieure lui est conférée par la force et l’harmonie qui l’habitent. Fondateur de la première morale rationnelle que l’on connaisse, Socrate a développé une conception du Bien et de la vertu, à laquelle s’ajoute une conception des vertus particulières, de tout temps vénérées : le courage, la tempérance (sophrosúnè / σωφροσύνη), la piété et l’amitié ; deux vertus sont en outre considérées comme cardinales, en ce qu’elles commandent toutes les autres : la maîtrise de soi, conséquence de la célèbre maxime gravée sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes : Connais-toi toi-même 34Γνῶθι σαυτόν / Gnôthi saüton. Cette sentence rappelle à l’homme qu’il est mortel et que, de ce fait, il ne doit pas chercher à s’égaler aux dieux ni succomber à la démesure (hybris / ὕβρις), mais reconnaître et accepter humblement son essentielle faiblesse. C’est à croire en cette maxime que Socrate invite le jeune Alcibiade (cf. Platon, 1er Alcibiade, 124a, 133b & 134e), le convainquant que, pour être heureux, ce n’est pas le pouvoir absolu qu’il faut acquérir, mais la vertu ! (134b)., et la justice. 

Détournant le sens de l’inscription, qui met en garde contre la démesure par l’acceptation des limites de la condition humaine, Socrate, qui ne se préoccupe que de l’homme et de sa conduite dans la cité, prône un examen systématique de soi-même, de sa vie et de ses croyances, invitant chacun à trouver en soi le principe par excellence qui doit le guider en toute circonstance : la raison, laquelle réside en cet endroit de l’âme où se trouve la vertu de celle-ci, la sagesse. Au lieu d’étudier la nature physique de l’univers, afin d’y découvrir le premier principe : feu, eau, autres éléments ou Esprit ‒ ce que faisaient ses prédécesseurs, les philosophes dits présocratiques ‒ le maître de Platon s’est concentré sur l’homme lui-même, l’invitant à s’appliquer la maxime de sagesse delphique avant de chercher, en tentant de pénétrer les secrets de l’univers, à se meubler l’esprit d’une connaissance encyclopédique de la nature. Fort de cette humilité intellectuelle, l’être humain doit de toute son âme chercher la vérité. Pour reprendre la formule imagée de Cicéron, Socrate, le premier, fit descendre du ciel la philosophie, l’installa dans les villes, l’introduisit même dans les maisons, la forçant de s’interroger sur la vie, les mœurs, les choses bonnes et mauvaises 35Tusculanes, 5, 4. Socrates autem primus philosophiam devocavit e caelo et in urbibus conlocavit et in domus etiam introduxit et coëgit de vita et moribus rebusque bonis et malis quaerere Même si les sophistes n’avaient pas cherché à le faire avant lui – les systèmes philosophiques s’étant ruinés d’eux-mêmes par leurs oppositions –  l’homme et les manifestations diverses de sa vie culturelle et spirituelle étaient au centre de leurs préoccupations : ce sont la langue, la poésie, la dialectique, la rhétorique, les arts, la géographie, l’histoire, la médecine, la politique et la religion ! « La foi de ce siècle nouveau était sans bornes dans la puissance de l’initiative humaine […]. Ce n’est pas un scepticisme d’école ni un désespoir métaphysique, c’est avant tout cette universelle conviction de la toute-puissance de l’homme, que traduisit la formule de Protagoras : L’homme est la mesure de toutes choses : il mesure l’être aux unes et le non-être aux autres. (A. DIÈS, op. cit.,p. 26s.) — Cf. aussi supra, note 31.

Dans le Ménon, il déclare non seulement qu’il ne sait si finalement la vertu peut s’enseigner, mais il ignore même ce qu’est la vertu, n’ayant jamais rencontré personne qui le sût 36(71d). Etant du genre probatoire, ce dialogue porte sur la quête de la vertu. — Rappelons la polysémie du mot grec arétè / ἡ ἀρετή – traduit d’ordinaire par vertu – dont le sens général est celui de mérite ou de qualité par quoi l’on excelle (cf. supra, note 19). I) Chez Homère, il désigne des qualités physiques : force, agilité ; chez Xénophon, la beauté, chez Platon, la santé ; le mot peut aussi désigner des qualités de choses et d’objets divers. II) Il se rapporte en outre à des qualités de l’intelligence, de l’âme, désignant des mérites d’artisan, d’homme d’Etat, etc. Par ailleurs, il signifie la vaillance, le courage, la valeur en général ; dans les poèmes homériques enfin, s’agissant des dieux, “leur arétè, qui n’est pas une vertu au sens moral du mot, est cette excellence en toute chose à quoi l’on reconnaît les êtres supérieurs.” (Gabriel GERMAIN, Homère, Paris, éd. du Seuil, 1958, coll. “Ecrivains de toujours”, p. 72).. Il n’en demeure pas moins que « jamais moraliste n’a exalté la vertu avec tant de conviction, de force et de simplicité sublime. » 37Emile CHAMBRY, Platon (dialogues), Paris, Garnier Flammarion, 1967, notice sur le Gorgias, p. 161.— Nonobstant la formule célèbre, mais un peu sommaire – qui ne se lit d’ailleurs pas telle quelle dans le texte –  la vertu, c’est la science, conclusion à laquelle semblent parvenir Socrate et Protagoras tout à la fin du dialogue du même nom (361a-362a), Platon précise dans le Ménon, que la vertu en soi “est certes une espèce de science”, qui ne saurait toutefois s’enseigner, puisqu’on ne lui connaît objectivement ni maître ni disciple (96a) ; en revanche, étant d’abord un bien, c’est une opinion vraie, qui, réveillée par de judicieuses questions, deviendra objet de connaissance (86a). « Si l’on reconnaît dans le Ménon la figure de Socrate, on n’y reconnaît pas toujours ses idées. La théorie de la réminiscence et les opinions vraies opposées à la science sont des conceptions toutes platoniciennes. » (E. CHAMBRY, op. cit., notice sur le Ménon, p. 321). — Le dialogue Le Protagoras est consacré à l’enseignement des sophistes et à celui de leur digne représentant ; arrivé la veille à Athènes, Protagoras se présente comme un professeur de vertu, raison pour laquelle, bien évidemment, Socrate lui demande de définir ce qu’il entend par là…

La beauté pouvant donc être, sur le plan de la vie humaine, signe de bonté, philosophiquement parlant, le beau, identique au bien, concerne avant tout le bien moral ou la vertu. Ces deux notions fondamentales de la culture grecque – paideia – ont pris au cours du temps divers sens, acquérant chez Platon et Aristote des dimensions métaphysiques, spirituelles, quasi mystiques même pour le fondateur de l’Académie.  

Dans la pensée d’Aristote et sur un plan concret, avec la politique et l’économie, qui sont des sciences pratiques, la morale humaine est régie par deux principes : les vertus politiques et  la théorie du juste milieu, d’une part, la définition du plaisir, d’autre part, qui fusionneront dans une définition du Souverain Bien 38Du latin Summum Bonum – équivalent latin que l’on doit à Cicéron (De finibus, livre 2, chap.1, 2, 3, 5, etc., passim) – le Souverain Bien,qu’Aristote appelle du simple nom de bien – to agathon / τὸ  ἀγαθόν – éventuellement déterminé par un adjectif tel que parfait / τέλειον, ou excellent / ἄριστον, équivaut au bonheur le Souverain Bien est à l’évidence quelque chose de parfait : τὸ δ’ ἄριστον τέλειόν τι φαίνεται (Ethique à Nicomaque, 1, 6, 1097a). Notons qu’étymologiquement parlant, l’adjectif téleios (parfait) est lié au terme signifiant but : télos / τὸ τέλος. Or,choisi toujours pour lui-même [et non en vue d’autre biens], comme Aristote le précise immédiatement après, ce bien parfait semble se suffire à lui-même : τὸ γὰρ τέλειον ἀγαθὸν αὔταρκες εἶναι δοκεῖ (1097b). Platon aussi s’est penché sur cette question : Socrate et Philèbe – au début du dialogue du même nom, qui analyse entre autres le plaisir –  s’en remettent à Protarque pour s’accorder sur une définition de la vie heureuse [βίοςεὐδαίμων] ou bonheur [ἡ εὐδαιμονία] (Phédon, 115d). Pour Philèbe, élève des sophistes, elle consiste dans le plaisir, pour Socrate, dans la sagesse et l’intelligence (11d) ; en fait le bien (c.-à-d. le bonheur) réside dans un mélange de plaisir et d’intelligence, cette dernière ayant néanmoins la prééminence., lequel fait l’objet de plusieurs chapitres de l’Ethique à Nicomaque. Comme la moralité consiste à passer de l’état de puissance à l’acte lui-même, la morale d’Aristote est une morale du bonheur. 

Néanmoins, « les questions fondamentales de l’éthique aristotélicienne ne sont pas si différentes de celles que posait Platon. L’axiome de départ est que chaque être humain veut être heureux et accéder à l’eudaimonia / εὐδαιμονία, soit le bonheur, la prospérité. Ainsi le bonheur constitue-t-il le but ultime de tous les actes humains, pour autant qu’ils soient rationnels. La première question éthique est donc de savoir en quoi consiste exactement ce bonheur, comment y parvenir et comment former le caractère moral de l’être humain, soit le principe des actes tendant à un tel but. En ce sens, la philosophie morale d’Aristote et celle de Platon représentent deux formes de l’eudémonisme si caractéristique de la pensée antique : l’individu accède à la moralité tout en recherchant son propre bonheur. » 39D’après Monique CANTO-SPERBER, op. cit., p. 406. — Cf. Ethique à Nicomaque (E.N.), 1, 6, 1096a s., où la doctrine desIdées platoniciennes est soumise à une critique serrée au nom de la vérité.

Pour Platon, « le bonheur, c’est le bien, et le bien c’est, pour l’âme comme pour la cité et pour quelque objet que ce soit, l’ordre, l’harmonie intérieure, l’adaptation et la soumission à sa fin. » 40A. DIÈS, op. cit., p. 97. A l’idée du Bien, défendue par Platon, Aristote substitue celle de bonheur, car le bien pour l’homme consiste en une activité de l’âme en accord avec la vertu 41E.N., 1, 7, 1098a : Tὸ ἀνθρώπινον ἀγαθὸν ψυχῆς ἐνέργεια γίνεται κατ᾽ ἀρετήν..

Le bonheur ne désignant pas chez le Stagirite un état subjectif, mais plutôt une certaine forme de prospérité objective, d’épanouissement personnel lié aux capacités de chacun, cette définition très générale sera complétée au cours de l’examen approfondi de cette question : comme nous l’avons dit, tant la vertu que la vie doivent être parfaites 42E.N., 1, 9, 1100a : δεῖ γάρ, ὥσπερ εἴπομεν, καὶ ἀρετῆς τελείας καὶ βίου τελείου.. Etant une certaine “activité de l’âme en accord avec une vertu parfaite”, le bonheur sera donc le bien le meilleur, le plus beau et le plus doux qui soit 43E.N., 1,13, 1102a ; E.N., 1,8, 1099a : ἄριστον ἄρα καὶ κάλλιστον καὶ ἥδιστον ἡ εὐδαιμονία..  

Aristote, Ethique à Nicomaque, 10, 8, 1178b-1179a

Que le parfait bonheur soit une certaine activité théorétique, les considérations suivantes le montreront encore avec clarté. Nous concevons les dieux comme jouissant de la suprême félicité et du souverain bonheur. Mais quelles sortes d’actions devons-nous leur attribuer ?  Sont-ce les actions justes ? […] 

Un signe encore, c’est que les animaux autres que l’homme n’ont pas de participation au bonheur, du fait qu’ils sont totalement démunis d’une activité de cette sorte. Tandis qu’en effet chez les dieux la vie est tout entière bienheureuse, comme elle l’est aussi chez les hommes, dans la mesure où une certaine ressemblance avec l’activité divine est présente en eux, dans le cas des animaux, au contraire, il n’y a pas trace de bonheur, parce que, en aucune manière, l’animal n’a part à la contemplation. Le bonheur est donc coextensif à la contemplation, et plus on possède la faculté de contempler, plus aussi on est heureux, heureux non pas par accident, mais en vertu de la contemplation même, car cette dernière est par elle-même d’un grand prix. Il en résulte que le bonheur ne saurait être qu’une forme de contemplation. […]

Mais le sage aura aussi besoin de la prospérité extérieure, puisqu’il est un homme : la nature humaine, en effet, ne se suffit pas pleinement à elle-même pour l’exercice de la contemplation ; il faut aussi que le corps soit en bonne santé, qu’il reçoive de la nourriture et tous les autres soins. Cependant, s’il n’est pas possible, sans l’aide des biens extérieurs, d’être parfaitement heureux, on ne doit pas s’imaginer pour autant que l’homme aura besoin de choses nombreuses et importantes pour l’être : ce n’est pas, en effet, dans une abondance excessive que résident la pleine suffisance et l’action. […]

L’homme qui exerce son intellect et le cultive semble être à la fois dans la plus parfaite disposition et le plus cher aux dieux.  Si, en effet, les dieux prennent quelque souci des affaires humaines, ainsi qu’on l’admet d’ordinaire, il sera également raisonnable de penser, d’une part qu’ils mettent leur complaisance dans la partie de l’homme qui est la plus parfaite et qui présente le plus d’affinité avec eux (ce ne saurait être que l’intellect), et, d’autre part, qu’ils récompensent généreusement les hommes qui chérissent et honorent le mieux cette partie, voyant que ces hommes ont le souci des choses qui leur sont chères à eux-mêmes, et se conduisent avec droiture et noblesse. Or, que tous ces caractères soient au plus haut degré l’apanage du sage, cela ne fait pas de doute. Il est donc l’homme le plus chéri des dieux.  Et ce même homme est vraisemblablement aussi le plus heureux de tous. Par conséquent, de cette façon encore, le sage sera heureux au plus haut point. 44ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, livre 10, chap. 8, 1178b-1179a, dans la traduction de Jules Tricot, Paris, éd. Joseph Vrin, Librairie philosophique, 1959.

Sachant que « les Grecs ne se résignaient guère à dissocier beauté morale et beauté physique, l’être humain formant à leurs yeux un tout indissociable, entièrement beau ou laid, ou encore indifférent » (R. Flacelière) − je dis, déclare Socrate, que le bon est beau 45Λέγω τἀγαθὸν καλὸν εἶναι· […] et Socrate de poursuivre : eh bien, je dis donc, par conjecture, que ce qui n’est ni bon ni mauvais est ami du beau et du bon : λέγω τοίνυν ἀπομαντευόμενος, τοῦ καλοῦ τε κἀγαθοῦ φίλον εἶναι τὸ μήτεἀγαθὸν μήτε κακόν (Lysis, 217d). Cf. toutefois Hippias majeur, 297b-c. — Dans les Mémorables (3, 12, 5-7), Xénophon développe le lien existant entre le bon état du corps et celui de l’esprit, en matière d’activité intellectuelle en particulier. − ils accordaient une grande importance à l’aspect et à la santé du corps, gage de la beauté et de la santé de l’âme. 

Ainsi l’association du beau et du bon, que reflètent le caractère et la conduite d’un être humain, se traduit-elle par l’union, dans une locution adjective, des termes correspondants, soit kalós kaï agathós / καλὸς καὶ ἀγαθός, et, avec crase, καλὸς κἀγαθός. Sur cette association de mots, la langue a formé un substantif composé : ἡ καλοκἀγαθία / kalokagathia, qui désigne une honnêteté parfaite, une scrupuleuse probité, un véritable art de vivre, qualités auxquelles Xénophon associera le courage 46Sur cette notion importante, on consultera le gros ouvrage (plus de 1200 pages !) de Félix BOURRIOT, Kalos Kagathos – Kalokagathia. D’un terme de propagande de sophistes à une notion sociale et philosophique, Hildesheim, Georg Olms, 1995, 2 vol. Cette volumineuse thèse de doctorat d’Etat est une synthèse quasi exhaustive de ce que l’on entend par ce syntagme adjectival et ce nom composé, que révèle une étude approfondie des textes eux-mêmes. — A noter que le verbe kalokagatheïn / καλοκἀγαθεῖν, qui existe aussi, mais est d’emploi très rare, se trouve dans un fragment de neuf vers d’une comédie d’Aristophane (Fragmenta Kock, n° 198) : il signifie pratiquer la vertu.. A cela s’ajoute la mesure en toute chose, qui, pour un Grec, en est la source même. Ainsi, amour et honnêteté parfaite sont deux notions parallèles, celle-ci étant la vertu qui éveille un amour digne de ce nom. Cette beauté-bonté, est à la fois physique et morale 47“L’extérieur étant l’image fidèle de l’intérieur, le philosophe Ariston disait qu’une âme vertueuse et noble transparaît à travers la fraîcheur et la grâce d’un corps…” (PLUTARQUE, Dialogue sur l’amour, 766F), cité par R. FLACELIÈRE, dans A propos du Banquet de Xénophon, compte rendu paru dans la Revue des études grecques en 1961 (p. 93-118). L’auteur, à qui nous empruntons certains éléments, analyse au début de son article le concept de kalokagathia (p. 95)..   

Particulièrement prisés de Xénophon, ces deux termes n’apparaissent pas moins de neuf fois dans le Banquet, où « ils désignent essentiellement la beauté morale et la manière dont elle se manifeste. L’homme qui possède cette beauté, avec les qualités diverses qu’elle implique, l’homme véritablement distingué, au sens le plus complet et le plus noble du terme, tel est ici le kalos kagathos pour Xénophon. » 48François OLLIER, Xénophon, Banquet – Apologie de Socrate, Paris, Les Belles lettres, 1972, p. 10. C’est en effet dans l’œuvre de Xénophon que l’on rencontre le plus grand nombre d’emplois de cette locution adjectivale et du nom composé formé sur elle. — Le terme français de banquet traduit imparfaitement le mot grec de symposion / συμπόσιον, qui devrait être rendu par beuverie, si le mot n’était connoté négativement. Ordinairement, le copieux repas terminé, les convives le prolongeaient volontiers en buvant ensemble, en conversant sur un sujet, généralement l’amour, ou en assistant à un divertissement, ce que reflète bien ce dialogue de Xénophon.

Or, cette beauté morale n’est pas ipso facto associée à la beauté physique ; elle est même souvent indépendante d’une belle apparence, comme le confirme Socrate :

Xénophon, L’Economique, chap. 6, 14-17.

Ainsi, pour pouvoir examiner aussi ceux qui ont l’insigne qualité de beau et bon et apprendre ce qu’ils ont bien pu faire pour la mériter, j’avais le plus vif désir de m’attacher à l’un d’eux. Pour commencer, du fait que l’adjectif beau était accolé à celui de bon, tout homme beau que je pusse voir, je l’abordais et tâchais de savoir si, en fin de compte, je constaterais [en lui] que le bien est lié au beau. Or, c’était loin d’être le cas : j’avais même l’impression que certains hommes, beaux d’apparence, avaient en fait l’âme vile. Aussi, laissant de côté la beauté physique, je jugeai bon d’approcher un de ceux que l’on appelle beaux et bons. Comme j’entendais dire qu’aux yeux de tous, hommes, femmes, étrangers et citoyens, Ischomachos (Ischomaque) était à juste titre surnommé beau et bon, je résolus de chercher à le rencontrer.  

Et c’est ce qui se passe : le reste de l’ouvrage est consacré à une longue discussion, par Socrate interposé, avec Ischomaque, propriétaire terrien comme Xénophon, des conceptions de qui il se fait l’interprète. Car « l’Athénien Xénophon, comme le tragique Sophocle, est le type de l’honnête homme au sens du XVIIIe siècle, c’est-à-dire de l’homme bien né et bien élevé, intelligent, cultivé, pieux, paré de toutes les qualités physiques et morales (calos cagathos), capable de réussir dans tous les domaines d’activité. » 49R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 301. — Xénophon naquit vers 426, soit dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, et mourut en 355 av. J.-C., environ.

A l’origine, la locution adjective kalós kagathós était un titre militaire décerné à des soldats spartiates s’étant illustrés à la guerre. Repris par les sophistes, il est utilisé pour vanter l’enseignement qu’ils donnaient, contre espèces sonnantes et trébuchantes, à de jeunes Athéniens de bonne famille, soucieux de se distinguer en rompant avec l’ancienne éducation de tradition aristocratique. Si l’enseignement des sophistes eut un tel succès, c’est dû en grande partie au fait que l’Athènes de la seconde moitié du Ve siècle, « qui n’admettait plus les privilèges de la naissance et de la fortune, ne s’était cependant jamais préoccupée de se constituer une élite, en dehors des nobles et des riches. Pendant toute la durée du Ve siècle, on n’y constate pas une tentative sérieuse d’organiser ce que nous appellerions l’instruction publique. L’Athénien de condition moyenne arrivait à la vie civile avec une culture rudimentaire. Pas d’enseignement secondaire, encore moins d’enseignement supérieur ; seules quelques grandes familles, où se perpétuaient des traditions d’élégance intellectuelle, pouvaient s’offrir le luxe d’entretenir à demeure un pédagogue instruit, ou d’héberger quelque sophiste de passage. Cet état de chose n’avait pas eu d’inconvénients tant qu’Athènes était restée une petite cité ; d’autre part, le fait que certaines grandes familles donnaient la preuve de leurs sentiments démocratiques permit longtemps à leurs membres de jouer un rôle considérable dans l’Etat. Or, durant le Ve siècle, Athènes était devenue une ville impériale ; il lui fallait de plus en plus d’hommes compétents pour diriger des affaires toujours plus complexes ; et ces hommes compétents, par une contradiction désolante, ne pouvaient se recruter que dans des milieux suspects. Culture et réaction, à la fin du Ve siècle, devinrent synonymes. » 50Jean HATZFELD, Histoire de la Grèce ancienne, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1965, p. 168. — L’empire à la tête duquel se trouve Athènes est un empire maritime appelé Confédération ou Ligue de Délos, du fait que les contributions financières des cités qui en faisaient partie étaient déposées dans le sanctuaire d’Apollon de cette petite île des Cyclades. Ces fonds étaient gérés par des magistrats athéniens appelés Trésoriers des Grecs (hellénotames). — D’après la légende (mythologie), c’est à Délos que sont nés Phoebos Apollon et sa sœur jumelle Artémis, des amours de Zeus et de Lètô (Latone), fille des Titans Phoebé et Céos. Il y avait donc un vide culturel et intellectuel que les sophistes se sont empressés de combler 51Cf. à ce sujet le chap. 9 du 10e livre de l’Ethique à Nicomaque, où Aristote note le fait que, de toutes les cités grecques ou presque, c’est à Sparte seulement « qu’on voit le législateur accorder son attention à la fois à l’éducation et au genre de vie des citoyens ; dans la plupart des cités, on a complètement négligé les problèmes de ce genre et chacun vit comme il l’entend, dictant à la manière des Cyclopes (!) la loi aux enfants et à l’épouse. » (Traduction de Jules Tricot). — Quant aux sophistes, qui, selon Aristote, se targuent d’enseigner la politique, ils la confondent manifestement avec la rhétorique, dans l’enseignement de laquelle ils se sont spécialisés (cf. la critique aristotélicienne de leur enseignement, dans le même chap. ad fin.)..

Leur enseignement nouveau « était tout naturellement éclos des nécessités qu’avait créées l’avènement de la démocratie dans les cités grecques et surtout son triomphe définitif à Athènes. La vieille éducation, celle qui avait fait les vainqueurs de Marathon et de Platées, s’était révélée insuffisante le jour où l’on s’aperçut que, pour devenir archonte ou stratège, pour conquérir quelque autre pouvoir que ce fût ou s’y maintenir, il fallait savoir gagner la faveur du peuple souverain par ce qui a, peut-être, toujours séduit toutes les foules, mais surtout une foule grecque : l’adresse et l’éclat de la parole. Ce n’était pas assez, pour cela, d’avoir appris le bon ton et les bonnes manières, un peu de grammaire, ou même tout ce que contenaient de profonde sagesse et de discours subtils les œuvres des plus grands poètes. Il fallait pouvoir parler, à toute heure, sur tout sujet, devant un jury éminemment impressionnable et que l’adversaire avait, peut-être, déjà conquis, ou, en tout cas, allait essayer tout à l’heure de conquérir et de retourner. Il fallait donc posséder des connaissances variées et surtout bien en mains, un arsenal d’arguments à toutes fins, et une adresse prompte à les faire valoir en les adaptant à l’occasion et au public. Les maîtres que les circonstances appelaient s’offrirent d’eux-mêmes. » 52A. DIÈS, op. cit., p 19s.

Les sophistes étaient des enseignants et conférenciers itinérants, se déplaçant de cité en cité, accompagnés d’une cour de disciples à l’affût de la moindre parole tombant de la bouche du maître. Dispensant contre de substantiels honoraires un enseignement de niveau supérieur, ils cultivent un esprit volontiers contestataire des valeurs établies. C’est que, dès ses lointaines origines, le but de l’art oratoire, dans l’enseignement duquel s’étaient spécialisés les sophistes, était d’étayer une cause injuste au moyen d’arguments spécieux, des sophismes précisément 53« Ceux-ci enseignent, si on les paie / A gagner par la parole aussi bien les causes justes que les injustes. » (Aristophane, Nuées, 98s.)  — Corax, le fondateur de la rhétorique, prétendait faire payer à son élève Tisias le prix de ses leçons. Refusant de s’acquitter de sa dette, celui-ci prouva à son maître qu’il avait parfaitement assimilé son enseignement en recourant au dilemme suivant : « Soit tu m’as appris la science de la persuasion, et alors je puis facilement te persuader que je ne te dois rien, soit tu ne m’as rien appris et, dans ce cas non plus, je ne te dois rien. » (Anecdote citée par R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 239). — Pour une présentation quasi caricaturale des sophistes, v. l’Euthydème de Platon, dialogue où Socrate relate à son vieil ami Criton une discussion qu’il a eue la veille au Lycée avec deux sophistes venus de Chios, Euthydème et son frère Dionysiodore. Modèle d’ironie socratique, ce dialogue met en scène deux personnages aussi infatués de leur savoir limité qu’ignorants de la dialectique !… C’est en fait une comédie en cinq actes, où Platon s’en donne à cœur joie en matière de mots à double sens et de quiproquos, afin de démasquer et de confondre les sophistes..

A l’origine, le terme de  sophiste − formé sur l’adjectif sophós / σοφός 54Le sens premier de sophos est habile de ses mains, puis prudent, sage ; enfin, initié à la sagesse, savant, docte, instruit. — Sur les divers emplois du terme de sophiste, citons ici l’intéressant témoignage d’Aelius Aristide, un rhéteur du IIe s. apr. J.-C. (117?-181?), qui, dans son Traité de rhétorique (2, 407), déclare qu’« à son sens,  nous ne savons absolument rien de l’usage et de la valeur que pouvait avoir, chez les Grecs, le mot de philosophie, et <que>, sur la philosophie elle-même, nous n’en savons guère davantage ! Hérodote ne donne-t-il pas le nom de sophiste à Solon, ainsi qu’à Pythagore ? Androtion (un historien de l’Attique du IVe s. av. J.-C. et scoliaste d’Isocrate) n’appelle-t-il pas sophistesceux qu’on appelle communément les Sept Sages, ainsi que Socrate, l’illustre Socrate ? Et Isocrate ? Il nomme sophistes ceux qui pratiquent l’art de la dispute, les dialecticiens, pour reprendre l’appellation qu’ils se donnent eux-mêmes ; en revanche, lui, il est philosophe ; philosophes aussi les rhéteurs et les politiciens. […] En fait, si je puis donner mon avis, sophiste était très probablement un terme générique, et par philosophie, on désignait une sorte d’amour du beau, liée à une recherche discursive, non pas telle qu’on la pratique de nos jours [au IIe s. apr. J.-C.], mais plutôt par allusion à une culture ayant valeur universelle. » (Traduit par J.-L. POIRIER, op. cit., p. 981). − signifie sage ou savant, sens qu’il a encore chez Aristote, qui désigne de ce nom les Sept Sages, et qu’il conservera même chez les néoplatoniciens du IVesiècle de notre ère, tel Jamblique  ; il désigne donc un homme savant ou habile, un docte excellant dans un art ou une science quelconque : ce peut être aussi bien un médecin qu’un artisan très compétent dans son domaine. Mais c’est en général un professeur de philosophie ou de rhétorique. S’il y eut parmi les sophistes d’authentiques philosophes, les plus nombreux d’entre eux étaient des spécialistes de la parole, des orateurs cultivant l’éloquence, en un mot des rhétoriciens. C’est par une évolution analogue à celle de dèmagogos / δημαγωγός, soit conducteur de peuple, puis démagogue, que sophistès / σοφιστής prend peu à peu une acception défavorable, à la suite notamment des attaques dont sont l’objet les sophistes dans nombre de dialogues de Platon. Du fait que certains d’entre eux prétendaient tout savoir, se faisant forts de tout pouvoir enseigner 55Comme le prétendent le rhapsode Ion d’Ephèse et le sophiste Hippias, dans les dialogues de Platon intitulésrespectivement Ion et Hippias. C’est également la thèse du dialogue intitulé le Sophiste – terme dont Platon donne six définitions différentes – qui forme la suite du Théétète. — Si « Hippias a réponse à tout, c’est parce qu’à n’importe quelle question, il répond n’importe quoi, ou du moins ne fonde son savoir que sur une expérience, sans jamais l’ouvrir à une théorie du vrai. Bref, la science n’est pas système, parce que l’être n’a pas d’unité. Le savoir d’Hippias, c’est la science par la valorisation sociale de celle-ci : tout connaître et avoir réponse à tout, ce n’est pas connaître la vérité, c’est s’offrir à l’admiration des foules ! Il faut bien comprendre ceci : aux yeux des sophistes, pour connaître, il n’y a pas à pénétrer les secrets d’on ne sait quelle réalité : il n’y a pas de science ! Pour connaître, il suffit d’apprendre et de travailler. C’est là une conception scolaire du savoir : ce que l’on admire dans celui qui sait tout, ce n’est pas une science, à nos yeux impossible, c’est le premier de classe. Tout son savoir repose sur des procédés et la question que l’on se pose à son sujet ne concerne pas l’histoire des sciences, mais l’astuce : “comment a-t-il fait ?” C’est ainsi que les sophistes ont même pu proposer la quadrature du cercle ! Il suffit de disposer correctement les apparences. » (Jean-Louis POIRIER, ibid., p. 1522s.), le fondateur de l’Académie fut très critique à leur égard, tout comme Isocrate, dont le discours intitulé Contre les sophistes, véritable manifeste ayant tout d’un pamphlet, ne contribua pas peu à conférer à ce terme son sens péjoratif, les maîtres de rhétorique n’enseignant guère que l’art de l’intrigue et de l’enrichissement.  

C’est par des comédies d’Aristophane 56Aristophane, de la vie de qui nous ne savons quasi rien, naquit vers 445 et mourut vraisemblablement vers 385. Il écrivit 44 pièces, appartenant essentiellement au genre de la comédie ancienne, dont onze seulement nous sont parvenues. Prodigieusement précoce, il fit représenter ses premières comédies sous un nom d’emprunt, car il n’avait pas encore atteint l’âge légal de dix-huit ans ! Farouche tenant de l’éducation traditionnelle, il attaque violemment les sophistes en la personne de Socrate dans sa comédie Les Nuées, “[nuées] du ciel, ces grandes divinités des sophistes aux discours nébuleux”. (R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 280). Or, contrairement aux Nuées d’Aristophane et aux Flatteurs, une comédie perdue de son rival Eupolis (446-411 av. J.-C.), qui représentait aussi le philosophe en sophiste, le Protagoras de Platon – à qui l’idée de ce dialogue serait venue de cette comédie d’Eupolis précisément –  met en scène Socrate dans son vrai rôle, celui d’adversaire des sophistes, qu’il affronte de son ironie mordante. (cf. supra, note 39). Si l’on a, souvent à tort, traité Socrate de sophiste, c’est non seulement en jouant sur la polysémie du terme (cf. supra), mais aussi en tenant compte du fait que, dans les couches populaires, la tendance était moins de s’en prendre à une doctrine qu’à un personnage en chair et en os. Ajoutons néanmoins que c’est au disciple que l’on doit la valeur dépréciative du terme de sophiste (cf. infra, note 75). que nous apprenons que, vers 430 av. J.-C., ces derniers ont introduit à Athènes le syntagme adjectival kalos kagathos et le nom composé kalokagathia, dans l’intention de faire de la réclame pour leur enseignement de la rhétorique et de la philosophie, enseignement par ailleurs passablement controversé.  

Tout comme dans le domaine économique, l’organisation politique et sociale des diverses cités grecques révèle entre elles de profondes différences, dues en grande partie à leurs régimes politiques, aristocratiques pour les unes, démocratiques pour les autres. C’est ainsi que les petites cités de l’intérieur, notoirement arriérées, auxquelles s’ajoutent celles de Crète, sont administrées par une poignée de propriétaires terriens, qui seuls jouissent de droits civiques ; les cités maritimes, portuaires et commerçantes connaissent au contraire des régimes plus ou moins démocratiques, qui ne se sont certes pas imposés sans heurts. 

Quant à Athènes, régie depuis la fin du VIe siècle (508-507 av. J.-C.) par la constitution de Clisthène, qui, par ses réformes mises en place après la tyrannie de Pisistrate, mort en 527, et l’écartement de ses fils du pouvoir, tenta d’établir une certaine isonomie entre les citoyens, dont le nombre entretemps avait considérablement crû, elle connaissait une liberté démocratique rayonnante, qui n’était pas sans porter ombrage à nombre de cités aux régimes conservateurs, dont Sparte notamment ; gouvernée par deux rois et en dépit de son rôle prépondérant à la tête de la confédération péloponnésienne, Lacédémone était en effet demeurée un Etat aristocratique. 

Au Ve siècle cependant, dans un contexte de remous politiques, cessant d’être connotée péjorativement, comme c’était le cas aux heures de gloire de la première sophistique, la kalokagathía en vient à désigner des notables généreux, honnêtes et modérés, se posant en défenseurs d’une cité malheureusement livrée à des démagogues de tous poils. C’est ce que l’on constate à la lecture des Helléniques de Xénophon, des Grenouilles d’Aristophane, du Ménon de Platon, où l’association des adjectifs kalos et agathos désigne un homme d’une vertueuse honnêteté.

A un camarade d’enfance venu demander à l’oracle de Delphes s’il était au monde un homme plus sage que Socrate, la pythie avait répondu qu’il n’y en avait aucun. Voulant en avoir le cœur net et comprendre ce qu’Apollon entendait par là, Socrate, qui ne se considérait nullement comme un sage, après moult hésitations décida de se rendre auprès de ceux qui en avaient la réputation, afin d’en trouver un plus sage que lui et de convaincre ainsi le dieu qu’il s’était trompé. Il va donc trouver un homme d’Etat, dont il tait le nom, célèbre pour sa sagesse, mais qu’il convainc sans peine d’avoir une réputation de sage usurpée :       

Platon, Apologie de Socrate, 21d

Dès lors, j’étais détesté de cet homme, ainsi que de nombre de gens présents. En le quittant, je pensais par devers moi qu’assurément j’étais plus sage que lui ; il se peut bien qu’aucun d’entre nous ne sache rien de beau ni de bon,mais si lui croit savoir quelque chose, alors qu’il ne sait rien, moi, au moins, de même que je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc que, de toute façon, je suis un peu plus sage que lui, parce que ce que j’ignore, je ne prétends pas le connaître. Après lui, j’allai en trouver un autre, de ceux qui pensent être plus sages que le précédent, et <là encore> j’eus la même impression, m’attirant son hostilité, ainsi que celle de nombreuses personnes.

Socrate « prétendait ne rien savoir et ne rien enseigner, et, de fait, il n’avait aucunement l’allure d’un professeur ou d’un conférencier. Il était l’éternel questionneur ; sa curiosité n’épargnait personne et ne reculait devant rien. […] Il ne savait rien, que poser une question, recevoir une réponse, la tourner et retourner et la montrer vide, en demandant une autre et la traiter de même, et poursuivre jusqu’à ce que le patient (!) avouât, comme lui, ne rien savoir, ou, vexé de paraître ignorer ce qu’il se targuait de savoir, se perdît en vaines chicanes ou s’en allât furieux. » 57A. DIÈS, op. cit., p. 53s. — Socrate reconnaît peu après le fragment cité “qu’<il demandait> souvent à ses interlocuteurs ce qu’ils voulaient dire, pour apprendre en même temps quelque chose”… διηρώτων ἂν αὐτοὺς τι λέγοιεν, ἵν’ ἅμα τι καὶ μανθἀνοιμι (Platon, Apol., 22b). La conjonction finale ἴνα suivie ici du mode optatif (oblique), souligne le fait que, tout en appartenant au passé du locuteur, cette attitude de Socrate est une constante de sa méthode dialectique (radical du présent du verbe μανθάνω). L’optatif garde sa valeur votive, même s’il s’agit d’un vœu pieu….

Dans certains dialogues de Platon, on voit Socrate dénier aux sophistes d’abord, aux notables ensuite le droit de s’attribuer l’appellation désormais laudative. C’est que, de sens social qu’elle avait auparavant, elle prend peu à peu un sens moral et Socrate se targuait de former lui-même des kaloï kagathoï, c’est-à-dire des citoyens justes et honnêtes.Cela apparaît dans le Banquet de Platon et les Mémorables de Xénophon, tous deux disciples du maître. Ce dernier auteur introduit en outre la notion morale de kalokagathia, soit l’honnêteté parfaite

Ménon désireux d’acquérir la vertu au sens courant du terme, soit la vertu politique, s’est adressé à Socrate, lui demandant si elle peut s’enseigner, ce qui, aux yeux des Grecs de ce temps-là n’allait pas de soi. Ayant entendu le grand sophiste Gorgias, il dit à Socrate ce qu’il avait appris auprès de lui : une série de vertus particulières, mais non ce qu’est la vertu en soi. Sur ces entrefaites survient Anytos, homme politique expérimenté. Socrate lui demande alors à qui Ménon doit s’adresser pour prendre des leçons de vertu. Aux sophistes ? Bien qu’il ne les connaisse pas personnellement, Anytos a les sophistes en horreur, ne jurant que par l’éducation traditionnelle et l’exemple des grands hommes. 

Platon, Μénon 92e-93b

Socrate. — A toi donc de lui dire auquel des Athéniens il doit s’adresser ; dis un nom, celui que tu veux.

Anytos. — Pourquoi doit-il entendre le nom d’un seul homme ? Quelque Athénien distingué qu’il rencontre sur son chemin, il n’y en a pas un qui ne soit capable de le rendre bien meilleur que ne le feraient les sophistes, si bien sûr il est prêt à se laisser convaincre.

Socrate. — Est-ce que ces gens distingués le sont devenus par eux-mêmes ? Sans l’avoir appris de qui que ce soit, seraient-ils néanmoins en mesure d’enseigner à d’autres ce qu’eux-mêmes n’ont pas appris ?

Anytos. — Pour ma part, je prétends qu’ils l’ont appris de leurs aînés, qui étaient eux-mêmes des gens de grande valeur ; ne penses-tu pas que dans cette cité il y a eu bien des hommes distingués ?

Socrate. — Si, Anytos, il y a, semble-t-il, ici aussi des hommes politiques compétents, et, par le passé, il n’y en eut pas moins que de nos jours. Mais est-ce à dire qu’ils ont été de bons maîtres de leur propre vertu ? Car c’est de cela précisément qu’il est question entre nous : [il ne s’agit pas de savoir] s’il y a ou non chez nous des hommes distingués, ni s’il y en eut jadis ; ce que nous examinons depuis longtemps, c’est de savoir si la vertu est une discipline pouvant être enseignée. En réfléchissant à cette question, ce que nous avons en vue, c’est de savoir si ces hommes bons, tant ceux d’aujourd’hui que ceux d’autrefois, étaient en mesure, étant bons eux-mêmes, de transmettre à un autre homme cette vertu qu’ils avaient. Ou si au contraire, c’est quelque chose qui ne peut ni être enseigné à autrui, ni reçu de quelqu’un d’autre ; voilà ce que, depuis longtemps, nous cherchons à savoir, Ménon et moi.  

Le deuxième livre de l’Ethique à Nicomaque est tout entier consacré à la vertu ; définissant au premier chapitre ce que l’on entend par ce terme, Aristote établit diverses distinctions 58Livre 2, chap. 1, 1103ss.. C’est ainsi que la vertu se présente sous un double aspect, l’un intellectuel, l’autre moral. Si la vertu intellectuelle est fruit d’un enseignement (διδασκαλία), qui la fait éclore et se développer par la pratique et au fil du temps, la vertu morale est fille des bonnes habitudes. Or, comme le précise le philosophe, la vertu résulte de la combinaison des significations de deux termes très proches l’un de l’autre phonétiquement parlant, dont le second a influé sur le premier 59Par la substitution d’un è long – η – à un é bref – ε. : êthos / ἦθος et éthos / θος ; êthos désigne le caractère moral d’une personne, sa manière d’être, ses mœurs, tandis qu’éthos se rapporte plutôt à l’usage, àl’habitude. Formé sur le mot de mœurs, l’adjectif moral correspond donc à èthikos / θικός, les mœurs étant des traits de caractère habituels. Les vertus morales en revanche – dont, à l’évidence, aucune ne naît naturellement  en nous – s’acquièrent par la pratique, grâce à des prédispositions innées permettant de les acquérir et de les perfectionner par l’habitude 60Ε.Ν., 2, 1, 1103a : Ἐξ οὗ καὶ δῆλον ὅτι οὐδεμία τῶν ἠθικῶν ἀρετῶν φύσει ἡμῖν ἐγγίνεται. — A noter que le nom moderne d’éthique correspond en grec ancien à l’adjectif neutre pluriel substantifié : ta èthikà / τὰ ἡθικά, les choses morales, titre de l’ouvrage d’Aristote, intitulé en grec Ἠθικὰ Νικομάχεια. Le dédicataire de l’Ethique à Nicomaque est le fils qu’eut le philosophe de sa seconde épouse, Herpyllis, elle aussi originaire de Stagire..

L’Ethique à Nicomaque n’étant pas un ouvrage théorique, Aristote ne se propose pas de déterminer la nature de la vertu, contrairement à ce que cherche à faire Socrate, par exemple ; il recherche simplement le moyen de devenir vertueux, au sens moral du terme s’entend 61E.N., 2, 6.. De ce point de vue, les législateurs des diverses cités grecques jouent un rôle essentiel, puisqu’ils rendent les citoyens vertueux (littéralement bons) par habitude 62E.N., 2, 1, 1103b : Οἱ γὰρ νομοθέται τοὺς πολίτας ἐθίζοντες ποιοῦσιν ἀγαθούς : car telle est la volonté de tout législateur et tous ceux qui n’y parviennent pas manquent leur but ; c’est en cela que diffère une cité d’une autre, une bonne d’une moins bonne : καὶ τὸ μὲν βούλημα παντὸς νομοθέτου τοῦτ᾽ ἐστίν, ὅσοι δὲ μὴ εὖ αὐτὸ ποιοῦσιν ἁμαρτάνουσιν, καὶ διαφέρει τούτῳ πολιτεία πολιτείας ἀγαθὴ φαύλης.De même que “c’est en forgeant que l’on devient forgeron”, de même est-ce à force de pratiquer la justice, la tempérance et le courage, les trois vertus cardinales selon le Stagirite, que le citoyen devient juste, tempérant et courageux. Aussi, analysant les divers aspects de ce terme, il en vient à élaborer sa célèbre théorie du juste milieu : la vertu est un moyen terme, qui vise à un état intermédiaire 63E.N., 2, 1, 1106b: μεσότης τις ἄρα ἐστὶν ἡ ἀρετή, στοχαστική γε οὖσα τοῦ μέσου. Certains traducteurs rendent le terme grec mesotès par médiété, formé sur le latin classique medietas, qui signifie milieu, centre ; en latin tardif, il correspond à moitié, juste milieu., état qu’il précise peu après : Ainsi donc, la vertu est une disposition à agir de façon délibérée, consistant en une médiété par rapport à nouslaquelle est déterminée par la raison et par ce que fixerait l’homme réfléchi. Mais c’est une médiété entre deux dispositions vicieuses, l’une par excès, l’autre par défaut 64Ibid, 1106 b-1107a : Ἔστιν ἄρα ἡ ἀρετὴ ἕξις προαιρετική, ἐν μεσότητι οὖσα τῇ πρὸς ἡμᾶς, ὡρισμένῃ λόγῳ καὶ ᾧ ἂν ὁ φρόνιμος ὁρίσειεν. μεσότης δὲ δύο κακιῶν, τῆς μὲν καθ᾽ ὑπερβολὴν τῆς δὲ κατ᾽ ἔλλειψιν..

Aussi la vertu peut-elle être considérée comme la qualité la meilleure, la kalokagathia, terme figurant dans l’extrait suivant :

Aristote, Ethique à Nicomaque, 4, 3, 1124a

La magnanimité semble donc être comme une sorte d’ornement des vertus : elle les accroît et rien ne se fait sans ces dernières. Aussi est-il difficile, en vérité, d’être magnanime ; c’est même impossible sans réelle probité. Qui plus est, c’est en matière d’honneurs et de déshonneurs que se révèle le magnanime : il se réjouira moyennement des grands honneurs, même décernés par les gens importants, obtenant ce dont il est coutumier, ou même des honneurs inférieurs à son rang ; c’est qu’il ne saurait y avoir d’honneur digne d’une vertu parfaite : néanmoins, il les acceptera, se disant que ces gens n’en ont pas de plus grands à lui décerner. 

Dans le fragment ci-dessous, Aristote  recourt au même nom composé, ainsi qu’à l’adjectif philokalos / φιλόκαλος :

Aristote, Ethique à Nicomaque, 10, 9, 1179b

Dès lors, en ce qui concerne la vertu, il ne suffit pas de savoir ce qu’elle est : il faut s’efforcer de l’acquérir et d’en faire usage, à moins qu’on puisse devenir bon de quelque autre manière. En effet, si les raisonnements suffisaient à rendre autrui vertueux, ils rapporteraient à juste titre, comme le dit Théognis 65Sentences, v. 432. Ce vers est l’apodose d’une proposition hypothétique irréelle : Si le dieu Asklépios avait accordé à ses enfants le don de guérir la méchanceté et les inclinations perverses des hommes, que de riches récompenses n’eussent-il pas obtenues ! — THEOGNIS de Mégare (570-485), grand poète élégiaque, vivait dans la seconde moitié du VIe siècle avant notre ère. « Aristocrate de caste, d’instincts et de principes, il semble avoir gouverné, ou du moins avoir contribué à gouverner, pendant quelque temps sa ville natale ; puis, sans doute à la suite d’une révolution contre le parti oligarchique – les coups d’Etat n’étaient pas rares dans la tumultueuse Mégare  –  il fut exilé ou s’exila par prudence. […] Il mourut très âgé, mais cet homme grave, rigide et grondeur, était sans doute de ceux qui font vite figure de vieillard. (Marguerite YOURCENAR, La Couronne et la lyre, Paris, Gallimard, 1979, p. 113s.). Ce qui nous est parvenu de lui a été conservé dans une sorte d’anthologie scolaire, qui retint de ses élégies des fragments moraux destinés à apprendre à la jeunesse les règles de la vie. De son œuvre nous connaissons quelque six cents distiques élégiaques et une soixantaine de distiques “érotiques”. « Ces courtes pièces tracent du poète un portrait individuel, complexe, certes, mais d’un relief et d’une cohérence extraordinaires. « Un poète parmi les plus grands, pour qui la poésie se confond avec l’inspiration et l’expiration même du souffle, se distinguant à peine du fait d’exister. » (M. YOURCENAR, ibidem.), nombre de grandes rétributions, qu’il faudrait s’assurer ; or, en fait, ils ne semblent pouvoir inciter et encourager que les jeunes gens d’esprit libre et n’avoir d’influence que sur un caractère noble et véritablement épris de beauté, le rendant réceptif à la vertu ; ils sont en revanche incapables d’inciter la majorité des gens à une vie noble et honnête ; ceux-ci en effet ne sont pas naturellement enclins à obéir à la loi par sentiment de l’honneur ; ils obéissent par peur.

Epris de beauté, les Athéniens le sont, comme l’affirme Thucydide 66Né avant 460 av. J.-C., soit vers l’époque où Périclès faisait ses débuts dans la carrière politique, THUCYDIDE, comme Euripide (480-406 av. J.-C.)  avait suivi les leçons des sophistes ; à l’instar du grand tragique, il fut un styliste remarquable et ce qu’on appelle un esprit fort, ayant largement dépassé ses maîtres de rhétorique sophistique. Né dans une famille aristocratique, il était de tendance conservatrice, ce qui ne l’a pas empêché de reconnaître dans le démocrate Périclès, de noble extraction lui aussi, un remarquable homme d’Etat. Il dut mourir dans les premières années du IVe siècle av. J.-C. par la bouche de Périclès, qui prononce l’oraison funèbre des premiers morts de la guerre du Péloponnèse (432-404 av. J.-C.). En effet, dit-il, brossant le portrait des Athéniens, nous aimons les belles choses en toute simplicité et nous nous adonnons à l’étude sans indolence 67Au livre 2, chap. 40 : Φιλοκαλοῦμέν τε γὰρ μετ᾽ εὐτελείας καὶ φιλοσοφοῦμεν ἄνευ μαλακίας. Dans les cinq chapitres précédents, Thucydide a présenté l’Attique et ses habitants autochtones sous leur meilleur jour, afin de les flatter. Il emploie deux verbes, philokaleïn / φιλοκαλεῖν et philosopheïn / φιλοσοφεῖν dans des sens bien spécifiques, rendus en français par un verbe et un complément. Le second verbe, avant de signifier s’adonner à la philosophie, veut dire faire effort pour devenir instruit ou sage. — En proclamant Athènes école de la Grèce, Thucydide ne pouvait manquer de susciter contre elle jalousie et ressentiment, de Sparte en particulier, qu’il critique indirectement, ainsi que des cités alliées ; plus ou moins contraintes (v. le cas de l’île de Mèlos !) par le fait de leur regroupement dans la Ligue de Délos, où, loin de jouir d’un statut d’isonomie, elles se sentaient plutôt sujettes d’Athènes, elles se tournaient vers Sparte, s’imaginant que Lacédémone respecterait davantage leur liberté..

 Thucydide, Guerre du Péloponnèse, 2, 40.

Nous excellons à concilier le goût de l’élégance avec la simplicité, la culture de l’esprit avec l’énergie. Nous nous servons de nos richesses, non pour briller, mais pour agir. Chez nous, ce n’est pas une honte que d’avouer sa pauvreté ; ce qui en est une, c’est de ne rien faire pour en sortir. On voit ici les mêmes hommes soigner à la fois leurs propres intérêts et ceux de l’Etat, de simples artisans entendre suffisamment les questions politiques. C’est que nous regardons le citoyen étranger aux affaires publiques non comme un ami du repos, mais comme un être inutile. Nous savons et découvrir par nous-mêmes et juger sainement ce qui convient à l’Etat ; nous ne croyons pas que la parole nuise à l’action ; ce qui nous paraît nuisible, c’est de ne pas s’éclairer par la discussion. Avant que d’agir, nous savons allier admirablement le calme de la réflexion avec la témérité de l’audace. Chez d’autres, la hardiesse est l’effet de l’ignorance et l’irrésolution, celui du raisonnement. Or il est juste de décerner la palme du courage à ceux qui, connaissant mieux que personne les charmes de la paix, ne reculent cependant point devant les hasards de la guerre. […]

En résumé, j’ose le dire, Athènes, prise dans son ensemble, est l’école de la Grèce, et si l’on considère les individus, on reconnaîtra que, chez nous, le même homme se prête avec une extrême souplesse aux situations les plus diverses. 

                                                                                         Traduction d’Elie-Ami BÉTANT 68Elie-Ami BÉTANT (1803-1871) Helléniste et philhellène genevois, premier secrétaire de Ioannis Capodistrias (1776-1831), consul de S.M. hellénique (le roi de Grèce), pédagogue dévoué et érudit scrupuleux, spécialiste de Thucydide et auteur du Lexicon Thucydideum, a enseigné 42 ans au Collège de Genève, fondé en 1559 par Jehan Calvin, établissement dont il fut “régent et principal”, c.-à-d. professeur et directeur. « Il appartient à cette catégorie de Genevois du XIXe siècle qui, animés de sentiments libéraux, répondent à l’appel de l’Hellade, en reviennent marqués et servent leur patrie particulière, selon des vocations diverses, avec un dévouement éclairé et une largeur de vue proprement européenne. » (Bertrand BOUVIER, in Le Collège de Genève, 1559-1959, p. 109).

Chez les orateurs du IVe siècle, on constate que le syntagme adjectival kalos kagathos est d’abord utilisé avec une nuance caustique, puis, à la fin de l’époque classique, il finit par désigner celui qui, bien souvent, notable de son état a toutes les qualités de l’honnête homme : étant de bonne extraction sociale, de préférence ancienne, sinon aristocratique, il fait preuve de dévouement, de générosité, de sagesse même, autant de traits de caractère attirant considération et respect.  C’est ainsi que, petit à petit, apparaît une nouvelle élite bourgeoise, où la qualité de kalos kagathos remplace désormais celle d’ancien combattant de Marathon (490 av. J.-C.), dont un illustre représentant fut le poète tragique Eschyle (env. 525-456) 69« Ce qui définit Eschyle aux yeux d’Aristophane, qui le met en scène dans <sa comédie de critique littéraire> les Grenouilles, c’est qu’il fut un combattant de Marathon (1re guerre médique, 490 av. J.-C.), un Marathonomaque, autrement dit un homme de la grande et belle époque, où Athènes était glorieuse, où les Athéniens, sévèrement élevés, se conduisaient loyalement, en honnêtes gens et, à la guerre, se comportaient en héros : époque pleine de nobles vieilleries, que les contemporains d’Aristophane – né après la mort d’Eschyle – admirent, tout en la jugeant, par certains côtés, un peu ridicule… » (R. FLACELIERE, op. cit., p. 172s.). Le poète tragique, auteur de 90 tragédies, dont sept seulement nous sont parvenues, combattit effectivement à Marathon, à l’âge de 35 ans, puis à Salamine (2e guerre médique, 480 av.- J.-C.), où il en avait dix de plus !. C’est dans l’Éthique à Eudème qu’Aristote emploie ce couple d’adjectifs dans un sens philosophique. Désormais, le kalos kagathos est un homme qui, ayant des biens matériels et autres, tels le pouvoir ou les honneurs, les utilise pour la seule beauté de l’acte vertueux ; parvenue à maturité à partir de cette époque, la notion de kalokagathia, ne variera plus de sens.

Epris de beauté lui aussi, notamment en matière de langue et de style, le rhéteur Isocrate, à qui la prose oratoire grecque doit en grande partie, ainsi qu’à Démosthène, ses lettres de noblesse, fait, entre autres, usage de ces termes, les joignant au besoin à l’adjectif philocalos, ou à l’un ou l’autre des dérivés de celui-ci. Considéré comme l’un des fondateurs de l’enseignement littéraire, ce lointain précurseur de la tradition humaniste, restaurée en Occident à la Renaissance, confie « au perfectionnement de l’art de s’exprimer une mission de formation intellectuelle et morale, politique et civilisatrice, touchant de proche en proche l’individu, la cité et le monde. Son influence sur les conceptions de la culture et de la transmission de celle-ci, dans l’Antiquité et au-delà, fut considérable et il mérite, aujourd’hui encore, d’être considéré comme un repère. » 70Pierre CHIRON, “La relecture isocratique de la guerre de Troie : Hélène entre Orient et Occident”, Fabula / Les colloques, Représentations et réinterprétations de la guerre de Troie dans la littérature et la pensée occidentales (2016), p. 2 : http://www.fabula.org/colloques/document3775.php. Nous empruntons à cet article certains éléments de notre présentation d’Isocrate. — Le mot de culture correspond, en grec ancien, au terme de païdéia / παιδεία, dont le sens premier est celui d’éducation (des enfants).

Issu de la classe moyenne, Isocrate naquit en 436 et mourut presque centenaire, en 338 av. J.-C. Ses frères et lui reçurent une éducation soignée, leur père étant relativement aisé grâce aux revenus que lui assurait un atelier, où des esclaves fabriquaient des flûtes. Aussi doué pour les sports que pour l’étude, le jeune Isocrate suivit les cours des sophistes Gorgias de Léontinoï et de Prodicos de Céos, originaire d’une île située au large de l’Attique du sud et venu lui aussi à Athènes en ambassadeur. Né entre 470 et 460 et mort après 399 av. J.-C., Prodicos, qui, vers 430 av. J.-C., avait une école à Athènes, enseignait la morale et le style, poussant très loin l’art de la distinction des nuances entre des termes apparemment synonymes. Styliste pointilleux, il veillait soigneusement à la correction de sa langue. Au nombre de ses élèves, on compte Socrate, Thucydide, Isocrate et Euripide, pour ne citer que les plus célèbres. 

Par sa nature honnête et scrupuleuse, Prodicos se distingue radicalement des sophistes, pour qui  « le souci d’efficacité va justifier et rendre défendable l’un des thèmes les plus surprenants de la sophistique, celui de la tromperie universelle. […] Le souci des sophistes n’est pas de dire le vrai, mais de persuader. Ce par quoi les sociétés humaines peuvent prétendre à l’unité et à la stabilité, ce n’est pas la vérité – au reste, pour Protagoras, il n’y a pas de vérité – c’est un ensemble de croyances communes. De là, chez les sophistes, une attention toute particulière aux questions de vraisemblance : par quel processus l’homme est-il amené à croire ce qu’il croit ? Là où Platon parlera de flatterie, le sophiste verra simplement le moyen de rendre efficace toute pratique, quelle qu’elle soit. […] Cette pratique de la tromperie ne saurait être immorale, puisque, en bonne sophistique, elle s’ordonne au moment opportun – kaïros / καιρός. L’opinion est ce qui conduit les hommes. » 71Jean-Louis POIRIER, ibid., p. 1522. — Sur la flatterie du rhéteur, cf. infra, note 81.

Gorgias, l’un des plus illustres maîtres de la rhétorique sophistique, fut envoyé par ses concitoyens siciliens en ambassade à Athènes en été 427 av. J.-C., soit deux ans après la mort de Périclès, pour demander secours contre Syracuse. « Son éloquence apprêtée fit grande impression sur la jeunesse athénienne, et il eut de nombreux disciples et imitateurs. Si l’on s’en rapporte à Platon, la modestie n’était pas sa principale vertu. » 72Emile CHAMBRY, Platon (dialogues), Paris, Garnier Flammarion, 1967, notice sur le Gorgias, p. 162. Né à Léontium / Léontinoï, en Sicile en 487, Gorgias mourut à Larissa, en Thessalie, en 380 av J.-C., à l’âge de 105 ans. — La rhétorique est l’ouvrière de la persuasion, judiciaire en particulier ; elle a pour objet le juste et l’injuste (Gorgias, 453a ss.). Néanmoins, et Gorgias s’en défend, si la rhétorique est, comme toute chose, sujette aux abus, elle n’est pas responsable du mauvais usage qu’en font des orateurs malhonnêtes ! (ibid. 457b ss.), position que reprend Aristote dans sa Rhétorique. Dans la suite du dialogue, Platon dit par la bouche de Socrate tout le mal qu’il pense de la rhétorique, au cours de la discussion qu’a celui-ci avec Polos d’Agrigente, un disciple de Gorgias, ainsi qu’avec d’autres sophistes. Cf. aussi Phèdre 260a-262c, où Socrate qualifie l’art de discourir d’art ridicule et sans valeur (262c). C’est que la rhétorique, « ouvrière infaillible de la persuasion, n’a que faire d’un savoir exact et laborieux ; grâce à elle, celui qui ne sait pas sera plus persuasif que celui qui sait. Maîtresse de la croyance, elle tient les avenues du pouvoir. » (A. DIÈS, op. cit., p. 94.) —  « Le foyer à partir duquel s’organise la pensée sophistique, et qui sera la cible principale de  Platon – pour ne pas dire de tout ce que l’on appelle depuis philosophie – c’est le langage : un langage défini d’abord socialement, non comme moyen de dire l’être, mais comme moyen de communication avec autrui. Précisons bien : le langage n’est pas, <pour les sophistes>, un moyen de communiquer la pensée ; au contraire, ce qu’il communique, c’est la définition de la pensée ! Ainsi la rhétorique tient-elle lieu pour eux d’ontologie ; le discours vrai, c’est le discours compris par autrui, c’est-à-dire le discours persuasif. […]. Ce qu’il nous faut comprendre, c’est que derrière la rhétorique, il n’y a pas de mauvaise foi : la rhétorique est universelle ; elle se fonde, elle est fondée. Or, ce qui fonde la rhétorique, c’est une ontologie sans être. […] Gorgias la développe dans son Traité du non-être, qui articule, de la manière la plus rigoureuse, la possibilité d’une rhétorique comme science du discours autonome et l’inefficacité de l’être, en produisant un concept du néant préontologique : le rien. » La différence existant entre le rien et le néant se comprend par l’exclusion du principe d’identité, le néant se distinguant du rien en ce qu’il se définit par rapport à l’être. Ce que les sophistes récusent n’est donc pas l’être – ils savent bien, comme nous, qu’il y a des choses –  c’est une philosophie de l’être. (D’après Jean-Louis POIRIER, ibid., p. 1519s.) —V. cependant, à propos de la conception platonicienne de la rhétorique, l’article de Jean-Philippe WATBLED, La représentation de la rhétorique dans l’Antiquité grecque : de Platon à Aristote, Travaux & documents, 2013, 44, pp.151–161. Il avait eu pour maître Tisias, l’élève de Corax, qui fonda la rhétorique dans la première moitié du Ve siècle. Historiquement, celle-ci est probablement issue des procès sur les droits de propriété en Sicile. Selon Diogène Laërce toutefois, Aristote déclare dans Le Sophiste que l’inventeur de la rhétorique est Empédocle d’Agrigente. » 73Diogène LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, Vie d’Aristote, 55. Le Sophiste fait partie des œuvres perdues du grand philosophe.

« Très peu dialecticien, mais artiste consommé, Gorgias s’était créé une phrase à lui. Riche de mots extraordinaires, laborieusement rythmée, tout entière en antithèses et en assonances <intérieures>, elle enveloppait de ses sonorités recherchées les lieux communs les plus faciles et retenait toute l’attention sur ses beautés clinquantes. Ce genre d’éloquence fut une révélation pour les Athéniens, et, bientôt, le gorgianisme fit fureur. » 74A. DIES, op. cit., p. 22. Le style abstrait, brillant, travaillé de Thucydide doit beaucoup à la manière de Gorgias. 

 « Le scepticisme d’un Gorgias et surtout le relativisme d’un Protagoras ont beau se présenter comme la formule de l’action souverainement libre et créatrice de l’homme, Platon creuse si profondément qu’il sait nous les montrer plongeant, par de subtiles racines, dans une conception générale, métaphysique de la nature des choses. Dès le dialogue Cratyle, il nous découvre, dans Protagoras, un disciple d’Héraclite. Si le premier dit l’homme que je suis est mesure de l’être et de la vérité ; telles me paraissent les choses, telles elles sont en réalité, car leur être n’est, à tout instant, que leur paraître, c’est que l’autre avait proclamé toutes choses ne sont que devenir et que flux : rien ne demeure et rien n’est, sinon cette loi, que tout change et s’écoule sans arrêt. Comment, dans ces conditions, la science serait-elle possible, cette science qui, seule, garantit le droit, la justice, le bien, règles sacrées de la cité comme de l’individu ? » 

Et pourtant la thèse d’Héraclite s’applique au monde où vivent la plupart des êtres humains, à ce qu’ils appellent réalité, ne considérant comme réel que ce qu’ils voient de leurs propres yeux et touchent de leurs mains. Etant un monde qui passe et s’écoule, ce qu’ils appellent réalité n’est que fugitive apparence. « Ils aiment les beaux sons, les belles couleurs, les belles figures : ils s’attachent au corps, à sa beauté fragile, à ses désirs changeants, à ses sens bornés. Or tout cela n’est qu’impuissance, illusion et mensonge. […] C’est que les objets de cette science étant spirituels, intelligibles, ils sont perçus par notre seule pensée, qui « y trouve la réalité solide, la clarté parfaite, la beauté permanente qu’elle cherchait. Car les choses sensibles ne sont pas vraiment des êtres ; elles n’ont ni forme stable ni structure définie, puisqu’elles se font et se défont sans être jamais. Les essences intelligibles, au contraire, sont vraiment des êtres ; elles ont chacune leur structure ou forme (éidos) permanente et distincte ; seules elles sont des formes ou types de réalité, des éidè ou idéai, des Idées. Non pas des conceptions de l’esprit, mais les réalités subsistantes, dont l’éclat illumine, dont la plénitude fortifie et nourrit l’esprit. […] les réalités véritables sont des essences immatérielles, éternelles, divines, que seule une intelligence divine est capable de contempler.» 75IDEM, ibidempassim, p. 109-112. — Comparer infra, Plotin.

Ainsi, contrairement à l’art des rhéteurs, qui se donne pour une science, la véritable science, la seule digne de ce nom, « la science souveraine à laquelle tendent toutes les autres disciplines comme à leur achèvement et leur but, c’est, pour Platon, la science du Bien, à la fois morale et privée, et morale collective, de son vrai nom la science politique. »76 IDEM, ibidem, p. 98.

Tout spécialistes qu’ils prétendent être, les sophistes sont en fait considérés par Isocrate comme de mauvais professeurs de rhétorique. C’est donc pour se distinguer d’eux qu’il cultivera l’art oratoire, n’hésitant pas à l’appeler sa philosophie, entendant par là « une sorte d’éducation supérieure, conçue pour de futurs hommes d’action et tout orientée vers l’efficacité pratique. » 77R. Flaceliere, op. cit., p. 339. Il n’en demeure pas moins que cette visée concrète et pratique est bien celle des sophistes, raison pour laquelle elle s’oppose à la conception platonicienne de la vérité et de l’apparence. 

Quant aux maîtres de philosophie, qui, contrairement aux sophistes, ne percevaient qu’une rétribution dérisoire, Isocrate les traite de disputeurs, les appelant les discutailleurs – éristiques / ἐριστικοί ; il ne les épargne pas davantage, puisque, dans des paragraphes d’une ironie mordante, il stigmatise leur art de la controverse 78L’expression hè eristikè téchnè / ἡ ἐριστικὴ τέχνη se trouve dans le Sophiste (231c) de Platon.. Si l’orateur n’a que mépris pour la philosophie spéculative, Platon, qui le lui rend bien, considère la rhétorique, dont celle d’Isocrate, comme une manière de flatterie, qui, à l’instar de la technique culinaire, loin d’être un art, est une connaissance empirique, une routine même 79Cf. Gorgias, 463a : (Socrate) j’appelle pour ma part le principe de cette occupation une flatterie : καλῶ δὲ αὐτοῦ [τοῦ ἐπιτηδεύματος] ἐγὼ τὸ κεφάλαιον κολακείαν […] οὐκ ἔστιν τέχνη, ἀλλ’ ἐμπειρία καὶ τριβή. — Rappelons ici que la critique platonicienne de la rhétorique est liée à celle de la politique, dont elle est partie prenante. Défendant sa philosophie idéaliste, Platon oppose dialectique à rhétorique. L’ignorance étant pour lui la cause du vice, pour pratiquer le bien, il faut le connaître. Etant donné que la rhétorique peut être utilisée à mauvais escient, elle est donc mauvaise en soi. Or l’art oratoire doit être distingué du but au service duquel on le met, ce que fait entre autres Aristote dans son traité consacré à la rhétorique. Enfin, l’aversion qu’a Platon pour les rhéteurs en général et les sophistes en particulier, qu’il englobe dans la même réprobation (Cf. Gorgias 465c), s’explique aussi par celle qu’il voue au régime prétendument démocratique, qui a condamné son maître vénéré au terme d’un procès inique, régime dont les rhéteurs et leur art sont des personnages emblématiques. — Sur l’incompréhension fondamentale séparant Platon des sophistes quant à la notion d’apparence, cf. supra, note 31.. Conceptions diamétralement opposées !…

Ruiné à l’issue de la guerre du Péloponnèse (404), qui lui fit perdre la petite fortune héritée de son père, Isocrate se fit logographe pour assurer sa subsistance, rédigeant à l’intention de clients poursuivis en justice des plaidoyers qu’ils devaient prononcer pour leur défense. Depuis la fin de son adolescence, le rhéteur, qui était de complexion délicate, se plaignait souvent de sa santé déficiente ; d’une timidité quasi maladive, il avait en outre une voix fluette, ce qui ne lui permit pas de faire carrière dans la politique ni de participer à des joutes oratoires devant l’assemblée du peuple.

Aussi ouvrit-il  à Athènes, vers 393, une école d’éloquence, y formant des jeunes gens doués pour l’art oratoire. Sa renommée ne tarda pas à se répandre dans le monde grec, ce qui lui attira des élèves venus de partout, lui assurant en outre de confortables revenus. Il forma non seulement des orateurs tels Isée, Hypéride et Lycurgue, mais également des stratèges, des hommes d’Etat, des poètes et des historiens. Cicéron confirme que de son école, comme du cheval de Troie, ne sortirent que des chefs 80De oratore, 2. 94 : ecce tibi est exortus Isocrates, magister istorum omnium, cujus e ludo tamquam ex equo Troiano meri principes exieruuntEt voici [pour toi] qu’apparaît Isocrate, le maître de tous ces orateurs, de l’école de qui, comme du cheval de Troie, ne sont sortis que des chefs. Cette phrase conclut une énumération de grands noms de l’art oratoire grec. Rappelons que Cicéron dédie son traité intitulé De l’orateur à son frère Quintus..

L’année même de la fondation de son école, en 390, soit trois ans avant celle de l’Académie platonicienne, Isocrate diffuse son Contre les sophistes, texte dont ne nous est parvenu que le début ; l’Eloge d’Hélène, qui aurait été composé entre 390 et 380 av. J.-C., en serait en quelque sorte la conséquence. La rivalité des deux écoles et des deux maîtres, chacun dans son domaine, durera longtemps, nonobstant une certaine estime mutuelle. Platon reconnaissait dans l’orateur de renom droiture, moralité et loyauté d’intentions, qualités que confirmera son attitude politique 81Cf., dans ce sens, les propos élogieux que Platon met dans la bouche de Socrate à propos du “jeune” Isocrate, à la fin du Phèdre (279a-b). Contrairement à ce qu’il fait dans le Gorgias, Socrate envisage aussi, dans le Phèdre, une rhétorique positive, associée à la dialectique dans sa quête de la vérité. Mentionnons par ailleurs un passage, au début du Lysis (204a), où Platon fait parler Socrate en termes laudatifs d’un sophiste, qui l’aime et le loue : Miccos, maître de palestre, dont il dit : ce n’est pas un méchant homme, mais un sophiste compétent / οὐ φαῦλός γε ἀνήρ, ἀλλ’ ἱκανὸςσοφιστής. Ce dernier terme doit probablement être entendu dans son sens courant d’homme savant et habile dans son domaine. On sait que les sophistes fréquentaient assidument palestres et gymnases, étant sûrs d’y trouver un jeune public, accompagné de parents et d’amis, tous  réceptifs à leur science et à leur habileté oratoire, qu’ils déployaient devant eux, profitant de la moindre discussion. — Sur certains aspects de la clairvoyance politique d’Isocrate, cf. l’article susmentionné de P. Chiron..

Au nombre des œuvres d’Isocrate qui nous sont parvenues, on compte six plaidoyers, qu’il rédigea comme logographe, huit lettres et quatorze discours épidictiques, soit des discours d’apparat, de caractère ostentatoire, destinés à mettre en valeur les talents de l’orateur, qui y déploie toutes les ressources de son art, afin de montrer son savoir-faire. Distribuant louanges et reproches, ces discours concernent avant tout le temps présent : comme le rapporte Quintilien, Isocrate estimait qu’en tout genre il y a et l’éloge et le blâme 82Inst. orat., 3,4,11 : Isocrates in omni genere inesse laudem ac uituperationem existimauit. — Le parfait historique de description existimavit est en français rendu par l’imparfait..  

Dans son épître à Démonicos, le maître d’éloquence conseille au jeune eupatride, issu d’une vieille famille aristocratique d’Athènes, de suivre l’exemple de son père Hipponicos, lequel, sans aspirer à vivre pauvrement, aimait l’élégance (philocalos) et l’opulence, était généreux avec ses amis… 83Οὐδὲ ταπεινῶς διῴκει τὸν αὑτοῦ βίον, ἀλλὰ φιλόκαλος ἦν καὶ μεγαλοπρεπὴς καὶ τοῖς φίλοις κοινὸς… (ibid., 10). Elégance et opulence sont associées par exemple dans l’habillement : “dans ta façon de te vêtir, tiens à faire preuve de bon goût sans ostentation : l’élégance est le propre du bon goût, ce qui est superflu relève de l’affectation” : Εἶναι βούλου τὰ περὶ τὴν ἐσθῆτα φιλόκαλος, ἀλλὰ μὴ καλλωπιστής. Ἔστι δὲ φιλοκάλου μὲν τὸ μεγαλοπρεπὲς, καλλωπιστοῦ δὲ τὸ περίεργον (ibid. 27). C’est ainsi que son fils deviendra honnête homme et citoyen vertueux (kalos kagathos).

Il lui enjoint en outre de se rappeler que le temps altère la beauté <et que> la maladie la fane ; quant à la richesse, elle est plus au service de la méchanceté que de la parfaite probité (kalokagathia), incitant à la licence par l’indolence et excitant les jeune gens aux plaisirs. 84Κάλλος μὲν γὰρ ἢ χρόνος ἀνήλωσεν ἢ νόσος ἐμάρανεν, πλοῦτος δὲ κακίας μᾶλλον ἢ καλοκαγαθίας ὑπηρέτης ἐστὶν, ἐξουσίαν μὲν τῇ ῥᾳθυμίᾳ παρασκευάζων, ἐπὶ δὲ τὰς ἡδονὰς τοὺς νέους παρακαλῶν. (ibid. 6). — Noter les deux aoristes gnomiques du début de la citation, qui expriment une réflexion morale ; contrairement à l’aoriste d’expérience, dont il émane, l’aoriste gnomique a sa pure valeur aspectuelle : rendu par un présent de l’indicatif, il est dépouillé de toute durée. (Cf. Jean HUMBERT, Syntaxe grecque, Paris, Librairie Klincksieck, 1960, § 247).

Ainsi, tirant parti de ces exemples, il faut aspirer à l’honnêteté vertueuse (kalokagathia) : il ne faut pas s’en tenir seulement à ce que nous avons dit, mais apprendre également ce que les poètes ont écrit de meilleur, et lire, si cela peut être de quelque utilité, ce qu’ont dit les autres sages (“sophistes” !) 85Οἷς δεῖ παραδείγμασι χρώμενόν ς’ ὀρέγεσθαι τῆς καλοκαγαθίας, καὶ μὴ μόνον τοῖς ὑφ’ ἡμῶν εἰρημένοις ἐμμένειν, ἀλλὰ καὶ τῶν ποιητῶν τὰ βέλτιστα μανθάνειν καὶ τῶν ἄλλων σοφιστῶν, εἴ τι χρήσιμον εἰρήκασιν ἀναγιγνώσκειν. (ibid. 51)..

Il est facile de constater que, nonobstant la multiplication des termes tels que philokalos et kalokagathia, ces conseils sont à la limite du lieu commun 86Sur le sens rhétorique de lieu [commun], équivalent du latin locus et du grec topos / τόπος, cf. Jean-Jacques RICHARD, Manuel de stylistique française, Etude pratique du langage affectif, Genève, éd. Slatkine, 2006, p. 197, 326n & 341., soit ces banalités morales dont est friand ce genre de discours. Les compositions d’Isocrate ne font pas exception, le maître les orchestr<antlonguement et harmonieusementdans de mélodieuses et interminables périodes oratoires (R. Flacelière), dont on sait l’influence qu’elles ont exercée sur l’éloquence cicéronienne 87Ce petit “manuel d’éducation” n’est d’ailleurs pas sans rappeler le traité des devoirs / De officiis de Cicéron (106-43 av. J.-C.), dernier écrit du philosophe, rédigé quelque temps après l’assassinat de Jules César, le 15 mars 44 av. J.-C., et un an avant son propre assassinat, le 7 décembre 43, par les séides de Marc Antoine. Il y résume ses idées en matière d’éthique stoïcienne. Destiné à son plus jeune fils Marcus, peu réceptif aux exhortations paternelles, ce traité s’adresse davantage au jeune Octave, le futur empereur Auguste..

Rompant dès l’ouverture de son école avec le genre judiciaire, allant jusqu’à tourner en dérision la profession de logographe, qu’il avait pourtant exercée pendant une dizaine d’années, Isocrate élabore désormais de grands discours de genre démonstratif, puisant principalement ses sujets dans la mythologie, l’épopée et l’histoire. De ce point de vue,l’Eloge d’Hélène occupe dans son œuvre une place à part, présentant sa pensée en filigrane.

La tradition littéraire recourait à deux façons de justifier, si tant est que faire se peut, la moralité pour le moins douteuse de la belle Hélène : soit, jouet malgré elle du redoutable destin incarné par Aphrodite, elle avait suivi Pâris à Troie, commettant ainsi une faute involontaire qu’elle regretta amèrement par la suite : c’est ce que laisse entendre l’épopée homérique 88Cf. par exemple Iliade, ch. 6, vv. 344-347, où Hélène dit à Hector qu’elle « n’est qu’une chienne, que tous ont en horreur. » (Trad. de R. Flacelière, in Homère, Iliade (Odyssée), Gallimard, “Bibliothèque de La Pléiade”). N’est-elle pas, dans une certaine mesure, responsable de la mort d’innombrables soldats, tant grecs que troyens ? ; c’est aussi la version qu’a suivie Gorgias dans son Eloge d’Hélène. Soit, version retenue par Euripide dans sa tragédie Hélène et par le poète sicilien Stésichore, qui en est à l’origine, elle ne serait en fait jamais allée à Troie, sinon sous la forme d’un fantôme 89« Stésichore n’est plus guère connu aujourd’hui que par une légende, que rapportent <Platon (Phèdre, 243a-b) et> Isocrate, à la fin de son éloge. On disait qu’il avait, dans un de ses poèmes, insulté Hélène en racontant son enlèvement et ses adultères ; c’est pour cette offense à la beauté qu’il fut frappé de cécité ! Repentant, il écrivit sa fameuse Palinodie et recouvra la vue. Outre cette rétractation, dans laquelle il déclarait qu’Hélène n’avait en fait jamais été enlevée par Pâris – le héros troyen, trompé par les dieux, n’ayant séduit en fait qu’un fantôme (εἴδωλον), qui aurait pris sa place – Stésichore avait composé plus de vingt-six livres de poèmes, en majorité des hymnes religieux et des récits mythiques. » (M. YOURCENAR, op. cit., p. 102. — Stésichore, de son vrai nom Tisias, vécut à la fin du VIIe et au début du VIe siècle av. J.-C. C’est “l’un des maîtres de la poésie chorale, grand poète de style sévère, très admiré des Anciens”, dont le nom de plume signifie maître de chœurIl était fils d’Euphèmos d’Himère (Platon, Phèdre, 244a). — Rappelons qu’Hélène était fille de Zeus et de la mortelle Léda, épouse du roi de Sparte Tyndare, que Zeus avait séduite en prenant l’apparence d’un cygne. De cette union illégitime étaient nés deux enfants immortels, Pollux et Hélène, précisément. D’où la gravité de la faute de Pâris…!

Le rhéteur devait avoir environ quarante-cinq ans lorsqu’il écrivit cet éloge, participant à une sorte de concours d’éloquence, dont le sujet était précisément Hélène, une femme certes douée de grands avantages personnels, mais dénuée de toute vertu, comme le souligne Homère. Ce faisant, il s’exposait à la critique, car il sortait de la ligne morale austère qu’il s’efforçait de suivre personnellement. Il en résulte un certain embarras, qu’Isocrate tente de masquer par des louanges qu’Hélène ne méritait pas directement, mais qu’il lui décerne, se fondant sur divers témoignages, tout en se démarquant des sophistes, à qui il reproche, au début de son discours, de mentir effrontément et de verser dans le charlatanisme (τερθρεία), au lieu de s’attacher à la vérité et d’enseigner aux jeunes gens ce qui se rapporte à la politique, pour les préparer aux affaires publiques. Or la seule chose qui les intéresse est de s’enrichir sur le dos de leurs élèves.

Au nombre des discours épidictiques, en vogue chez les sophistes, l’éloge – egkômion / ἐγκώμιον – glorifie les hauts faits de quelqu’un ; il diffère de la louange – épaïnos / ἔπαινος – qui célèbre la vertu. Sacrifiant à l’usage et pour rivaliser avec celui qu’avait composé son maître Gorgias, Isocrate écrivit un Eloge d’Hélène, s’engageant à parler d’elle d’une manière radicalement différente de tout ce qui avait été fait avant lui. Alors que ces éloges étaient en général relativement courts, probablement parce qu’il n’était pas facile de soutenir longtemps un paradoxe, celui du disciple est bien plus long que celui de son maître !  

N’adoptant pour sa part aucune des deux versions, Isocrate prend un parti radicalement paradoxal, conforme en cela au genre de l’éloge : Hélène avait certes suivi Pâris à Troie, mais, ayant toujours agi librement, elle se comportait comme il convenait, méritant de ce fait toute notre admiration ! Tout comme ses ravisseurs successifs d’ailleurs : Thésée le premier, qui, soit dit en passant, pouvait se vanter d’avoir détourné une mineure… Pâris ensuite, qui, pensant assurer à sa descendance la noblesse de la divine extraction de la fille de Zeus lui-même, offensa Héra et Pallas Athéna, dont il dédaigna les présents, au profit de celui que lui promettait Aphrodite : la possession de la plus belle femme du monde. Et l’on connaît les conséquences funestes du jugement de Pâris

A première vue, ce discours au titre paradoxal se rattache donc à un genre qu’affectionnaient les sophistes, lesquels, le considérant comme un exercice de jeu – en grec paignion / παίγνιον – rivalisaient d’imagination pour prouver par ces brefs divertissements portant sur un paradoxe combien la parole peut faire illusion. Or, en composant l’éloge d’Hélène, loin de s’adonner à un divertissement paradoxal pout le plaisir de l’exercice gratuit, Isocrate avait d’autres ambitions. Tout incite à penser, en effet, à commencer par l’éloge appuyé qu’il y fait de Thésée, soit près du tiers du discours, que le rhéteur met au service de ses idées en matière de politique culturelle et d’unité du monde grec son grand talent oratoire : c’est qu’il vient de fonder son école, dont il vante et diffuse le programme spécifique, destiné à former l’élite de la Grèce. Ainsi, la seule concession qu’il fasse au genre de l’éloge et à ses adeptes est le caractère paradoxal de l’éloge d’Hélène, faisant en réalité l’éloge de la beauté même, et non du personnage qui l’incarne. L’intention est de faire éclore chez ceux qui l’entendent des sentiments nobles, tels l’héroïsme, la générosité, la vertu, conférant du même coup à la beauté un pouvoir civilisateur. Car être sensible à la beauté permet d’acquérir la vertu ! De la sorte, il agit plus en philosophe qu’en rhéteur. Ainsi, soucieux de développer un idéal de concorde en vue de l’élaboration d’une œuvre commune, à la fois sociale, politique et culturelle, Isocrate est un des fondateurs de la célèbre paideia grecque.  

 Si « tout cet éloge est plein d’amplifications oratoires, de paralogismes et de purs sophismes, […] ce qui justifie Hélène et ses deux ravisseurs, c’est que la beauté est un don divin, qui surpasse tous les autres et qui accapare toutes les forces de l’âme. Nous aimons mieux être esclaves des personnes belles qu’être maîtres des autres, écrit Isocrate.Lorsqu’il célèbre le merveilleux pouvoir de la beauté chez les hommes et chez les dieux, le ton s’élève et devient lyrique. Or ce sentiment du beau est un des traits fondamentaux de l’âme grecque : Platon, dans le Banquet et lePhèdre, n’hésite pas à y voir la source de la connaissance la plus haute. A ce niveau et dans la mesure où ils participent tous les deux aux tendances les plus profondes de leur peuple, le rhéteur et le philosophe se trouvent pour une fois d’accord. » 90R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 337s.

Isocrate, Eloge d’Hélène, 54-58

Pour ma part, je peux parfaitement employer à son sujet des termes excessifs, car de la beauté <Hélène> eut en partage la plus grande partie, soit ce qu’il y a de plus noble, de plus honorable et de plus divin de ce qui existe. Et il est aisé de connaître la puissance de la beauté : de ce qui ne participe ni du courage, ni de la sagesse, ni de la justice, nombre de choses en effet, paraîtront plus honorables que chacune de ces qualités ; de ce qui, en revanche, est dénué de beauté nous ne trouverons rien d’aimable : <bien plus, nous trouverons> tout méprisable, hormis ce qui a quelque chose en commun avec cet attribut, ainsi que la vertu, honorée principalement parce que c’est le plus beau des états. 

Ainsi donc, combien la beauté diffère de toutes les autres choses, on peut le comprendre aux dispositions dans lesquelles nous sommes par rapport à l’une ou l’autre de celles-ci. Car les autres choses dont nous puissions avoir besoin, nous ne les voulons qu’obtenir ; nous n’éprouvons dans notre esprit rien de plus à leur sujet ; des belles choses en revanche naît en nous l’amour, qui a une force supérieure à celle de notre vouloir, et ce d’autant plus qu’est  meilleure la chose en question. Et nous jalousons ceux qui, par leur intelligence ou par quelque autre faculté, nous sont supérieurs, sauf si, en nous faisant chaque jour du bien, ils finissent par nous attacher à eux et se concilier notre affection. Tandis que ceux qui sont beaux, à peine les avons-nous vus que nous sommes bien disposés à leur endroit. Et ce sont les seuls, à l’instar des dieux, que nous ne nous lassons pas de servir. Nous trouvons plus agréable de nous mettre au service de telles personnes que de commander aux autres, et nous sommes plus reconnaissants à ceux qui nous donnent beaucoup d’ordres qu’à ceux qui ne nous demandent rien. Tandis que, les traitant de flagorneurs, nous accablons de nos invectives ceux qui subissent l’empire de quelque puissance, ceux au contraire qui se vouent au culte de la beauté, nous les tenons pour des amis de l’effort et du Beau

Rappelons ici cette remarque d’Aelius Aristide: « par philosophie, on désignait une sorte d’amour du beau, liée à une recherche discursive, non pas telle qu’on la pratique de nos jours, mais plutôt par allusion à une culture ayant valeur universelle. » 91A propos d’Aelius Aristide, cf. supra, note 56. — On ne peut s’empêcher de citer ici ces lignes de Paul-Louis Courier (1772-1825), officier d’artillerie, puis propriétaire terrien, épistolier et redoutable pamphlétaire, helléniste à ses heures, au style étincelant, qu’il s’est forgé par la lecture des auteurs du XVIe siècle français et des maîtres de la prose attique : ayant traduit, assez librement il est vrai, l’Eloge d’Hélène d’Isocrate, il écrit ces lignes à la dédicataire de cette traduction : « Remarquez, je vous prie, Madame, ce trait de l’ancienne galanterie. Au milieu des troubles de la Grèce, menacée des armes de Philippe et déchirée par les factions, ces orateurs, dont l’éloquence gouvernait le peuple et l’Etat, suspendaient les grandes discussions de la paix et de la guerre, et ajournaient en quelque sorte le salut public pour faire l’éloge de la beauté. Comparez à cela, s’il vous plaît, les doux propos et les fleurettes de nos petits maîtres modernes, à quoi se réduisent aujourd’hui tous les honneurs qu’on rend aux belles, et admirez combien ce titre, quoi qu’on en puisse dire, a perdu chez nous de ses prérogatives ! Pour moi, bien loin de convenir de la grande supériorité que nous nous attribuons à cet égard sur les anciens, je soutiens que plus on remonte dans l’antiquité, plus on retrouve les vrais principes de la galanterie ; et j’ai vu des femmes, aux lumières desquelles on pouvait s’en rapporter, regretter en cela la simplicité des temps héroïques, aussi supérieure, selon elles, à tout le clinquant d’aujourd’hui que la poésie d’Homère l’est aux Bouquets à Iris. — On désigne du terme de bouquets de petites pièces galantes écrites en vers pour une fête. Quant à la messagère des dieux, Iris, lorsque, selon la mythologie, elle déployait son écharpe, elle produisait un arc-en-ciel. Par métaphore, le poète désigne parfois de ce nom une femme aimée, dont il peut, par discrétion, taire l’identité.

Au cours de l’Antiquité, la beauté d’Hélène est peu à peu devenue un topos rhétorique et littéraire, notamment de l’éloge, que Plotin intègre à sa réflexion dans les trente et unième et quarante-huitième traités en particulier 92Sur les lieux en rhétorique (topoï), v. supra, note 88. — Il y a deux manières de citer les traités de Plotin : l’ordre chronologique (soit l’ordre de rédaction de ceux-ci) et le système conçu par Porphyre (cf. Vie de Plotin, chap. 4 & 6), qui les regroupe en Ennéades ou Neuvaines. Nous les associons dans les notes de références. — Les indications qui suivent sont en partie empruntées à l’article d’Anne-Lise WORMS, La Beauté d’Hélène ou la Médiation du Beau dans les traités 31 (V, 8) et 48 (III, 3) de PlotinMethodos, 10 | 2010, mis en ligne le 29 mars 2010. Ces derniers complètent le traité intitulé De la beauté  / Περὶ τοῦ καλοῦ, de la 1re Ennéade (1, 6, 1-9), sur lequel nous nous appuyons..  

Conformément à la théorie platonicienne des Formes ou Idées, celles-ci sont, dans la pensée de Platon « les seuls êtres réels et les seuls connaissables, parce qu’ils sont éternels et immuables. Elles forment une hiérarchie dominée par l’Idée du Bien. » 93Emile CHAMBRY, notice sur le Timée, p. 393. Or, pour Plotin, toute beauté, tant naturelle qu’artistique ou spirituelle, manifeste dans ce qui est beau la présence de la forme ; issue de l’activité d’une Intelligence – noûs / νοῦς – supérieure, ayant sa source dans l’Intellect, elle est la Beauté suprême, qu’il n’hésite pas à appeler Sophia. Telle est la deuxième des trois hypostases de son système philosophique, la première étant l’Un, la troisième, l’Ame ; à elles trois, elles suffisent à rendre compte de la réalité intelligible et de ses degrés. L’intellect divin d’Aristote ne suffisant pas à expliquer le monde des êtres, « Plotin soutient qu’il faut un principe au-delà de l’être, l’Un, qu’il identifie au Bien. Il trouve dans le Parménide de Platon – qui supplante le Timée comme dialogue de référence du platonisme – non seulement la théorie de l’Un, mais aussi celle de l’Intellect et de l’Ame. » 94M. CANTO-SPERBER et alii, op. cit., p. 618s. — Le titre antique du Parménide est Des Idées. Faisant suite au Théétète, dont il reprend le sujet, soit la nature et la définition de la science, le Parménide va donner à celle-ci un fondement véritable : la connaissance des formes éternelles et immuables. « Le geste décisif de Plotin en matière de métaphysique fut de rompre radicalement, sur le plan des principes, avec le médio-platonisme, tirant toutes les conséquences de la position de Numenius, qui identifiait le Bien au premier Intellect, faisant de celui-ci un principe supérieur au Démiurge, Démiurge qu’il identifiait à un second Intellect. » (IIDEM, ibid.) Sur la complexité de la pensée de Plotin, on se reportera aux pages 618 à 623 de cet ouvrage. — « La doctrine de Plotin, une des plus grandes doctrines philosophiques, est un pur mysticisme, enrichi d’une psychologie profonde et prenant appui sur une dialectique rigoureuse. » (Roger MUCCHIELLI, op. cit., p. 83). Ainsi justifie-t-il, dans le cadre de son opposition aux gnostiques, la présence de l’intelligible dans le monde sensible. 

« La beauté objective est la réalisation éclatante de l’idéal dans l’objet ; que cette réalisation soit ineffable (l’Un ou principe suprême), réelle (Intelligence et Ame) ou apparente (monde sensible), elle ne consiste jamais dans la symétrie, quoiqu’elle repose nécessairement sur l’unité des objets, engendrée dans les composés par l’ordre et la symétrie des parties. » . 95COCHEZ, op. cit., p. 165.

Et Plotin de poser cette question, que jamais personne n’avait posée avant lui :

Hé bien ! De quelle source a jailli, étincelante, la beauté d’Hélène, la disputée par les armes, ou <encore celle de> tant de femmes, semblables par leur beauté à Aphrodite ? 96Πόθεν δὴ ἐξέλαμψε τὸ τῆ͂ϛ  ̔Ελήνηϛ περιμαχήτου κάλλοϛ, ἢ ὅσαι γυναικῶ͂ν ̓Αφροδίτηϛ ὅμοιαι κάλλει ; cité dans l’article susmentionné. L’adjectif périmachètos / περιμάχητος (qui est l’objet d’un combat) figure également dans l’Eloge d’Hélène d’Isocrate (17), avec l’adjectif péribleptos / περίβλεπτος (attirant tous les regards), pour décrire la beauté dont Zeus a doté sa fille.

Le choix du verbe eklampo / ἐκλάμπω, qui signifie sortir en brillant, rattache clairement la beauté rayonnante d’Hélène à une source lumineuse, laquelle correspond, selon la suite du texte, à la forme : to éïdos / τὸ εἶδος 97Cf. supra, note 31. Rappelons que le verbe éïdô / εἴδω signifie voir, observer, se représenter : la racine éïd-. est liée au sens de la vue et, par extension, à la connaissance, l’infinitif éidénaï / εἰδέναι signifiant être instruit, savoir.. Or le Beau réside principalement dans le sens de la vue : Τὸ καλὸν ἔστι μὲν ἐν ὄψει πλεῖστον, phrase ouvrant le traité intitulé Du Beau 98Ou De la beauté  / Περὶ τοῦ καλοῦ, 1re Ennéade, chap. 6, 1-9. Cf. aussi supra, note 12.. D’ailleurs et a contrario, Stésichore n’a-t-il pas été frappé de cécité pour avoir refusé de prendre en considération cette beauté… aveuglante ? Il a fallu qu’il en convînt explicitement pour que, selon la légende, celle dont la beauté était des déesses immortelles 99Homère, Iliade, 3,  157. lui rendît la vue. 

Outre l’harmonie des mots et des divers genres musicaux, beautés ressortissant à d’autres sens, telle l’ouïe, c’est en s’élevant au-dessus de celles-ci qu’on découvrira des beautés supérieures : des actes, des habitudes, des sciences, parvenant ainsi à la beauté des vertus : τὸ τῶν ἀρετῶν κάλλος. Car, pour Plotin, la beauté est avant tout intérieure. 

Mais peut-on aller plus haut encore ? Toute physique, et donc naturelle qu’elle peut être, la beauté pour Plotin est essentiellement un concept, dont il souligne fortement la dimension métaphysique. C’est qu’il y a similitude entre beau sensible et beau intelligible, par le truchement de la formedont ils participent (μετοχῇ εἴδους). Ainsi, « son Hélène est une beauté désincarnée, <laquelle> provient de sa seule ressemblance avec la divinité. Il y a là peut-être comme un écho de la divine Hélène d’Homère. » 100Anne-Lise WORMS, ibid. — L’adjectif dios, dia, dion / δῖος, δῖα, δῖον signifie au sens propre [qui vient] de Zeus. Au sens de divin, il s’applique à des déesses et non à des dieux, par exemple à Charis, la Belle / Χάρις καλή, épouse d’Héphaïstos, qualifiée par Homère de divine d’entre les déesses / δῖα θεάων (Il. 18, 388). Au chant 4 de l’Odyssée, v. 305, Hélène est dite divine d’entre les femmes : δῖα γυναικῶν. C’est en définitive une beauté parfaitement immatérielle, image d’un modèle intelligible. On est donc loin d’une certaine représentation traditionnelle d’Hélène, uniquement préoccupée de sa beauté visible, dont elle prend soin quotidiennement et qui faisait d’elle un objet désirable, une femme aimée seulement pour sa grande beauté physique. Si celle-ci ne fut jamais contestée en elle-même, Hélène a néanmoins donné lieu à des jugements négatifs de caractère moral : adultère, perverse même – le contraire de la femme vertueuse que fut Andromaque 101Cf. Euripide, Andromaque, v. 595, cité par A.-L. Worms.– elle serait responsable de la guerre de Troie. 

Passant en revue les diverses définitions de la beauté, ainsi que les objections qui y sont liées : proportions, affinités, beautés des éléments d’un tout, beautés perceptibles par les sens, beauté extérieure, beauté intérieure, en résonance avec celle de la vertu telle qu’on la distingue chez un être  humain – laquelle suscite admiration, désir, amour – Plotin en déduit que c’est l’âme, d’essence supérieure à tous les autres êtres et recherchant son semblable, qui est dotée de la faculté lui permettant de contempler les beautés véritables, dont elle a l’intuition : c’est elle qui perçoit la beauté en soi, cette perception par affinités étant le propre des âmes aimantes.

Or, ce que celles-ci perçoivent en présence d’actes de vertus et de dispositions vertueuses, émanations de l’âme incolore [c.-à-d. invisible], c’est précisément cette âme dotée d’une sagesse également incolore et de cet éclat différent des vertus ; c’est elle qui est concernée. C’est elle qui voit en soi ou chez autrui toutes sortes de qualités, et, par-dessus tout, l’intelligence de nature divine et resplendissante de lumière 102… περὶ ψυχήν, ἀχρώματον μὲν αὐτήν, ἀχρώματον δὲ καὶ τὴν σωφροσύνην ἔχουσαν καὶ τὸ ἄλλο τῶν ἀρετῶν φέγγος, […] ἐπὶ πᾶσι δὲ τούτοις τὸν θεοειδῆ νοῦν ἐπιλάμποντα. De la beauté,1re Ennéade, chap. 5.. C’est que, la lumière étant incorporelle, elle est, par sa présence, et raison et forme 103… παρουσίᾳ φωτὸς ἀσωμάτου καὶ λόγου καὶ εἴδους ὄντος. (ibid., 3).

Néanmoins, pour que la raison soit satisfaite, il faut parler de la source de l’amour et de la lumière dont sont parées les vertus. Pour ce faire, il suffit d’imaginer le contraire d’une de ces âmes supérieures, soit une âme laide, vile, dépravée, en proie à toutes sortes de turpitudes et engluée dans les passions charnelles, souillée de nombreux vices, tel un homme se vautrant dans la fange. Mélangée à une nature inférieure, elle a changé de forme : pour recouvrer sa beauté première, elle doit se purifier par l’acquisition de vertus telles que la tempérance, le courage, la prudence (φρόνησις), qui élèvent l’âme au monde intelligible : ainsi, l’âme purifiée devient forme et raison, entièrement incorporelle, intellectuelle, tout entière vouée à la divinité, source du Beau et de tout ce qui lui est apparenté 104Γίνεται οὖν ἡ ψυχὴ καθαρθεῖσα εἶδος καὶ λόγος καὶ πάντη ἀσώματος καὶ νοερὰ καὶ ὅλη τοῦ θείου, ὅθεν ἡ πηγὴ τοῦ καλοῦ καὶ τὰ συγγενῆ πάντα τοιαῦτα (ibid., 6)..

Liée à l’intelligence, qui est la beauté propre de l’âme, celle-ci poursuit son ascension vers le Bien, identique au Beau ; objet de nos désirs, auquel aspire toute âme, ce qui est beau et bon pour elle est de se rendre semblable à Dieu, qui est le principe même de la Beauté. Aspirant à ce face à face, elle s’élève au-dessus de tout ce qui est étranger à Dieu, jusqu’à ce qu’elle voie […] Celui dont tout dépend, vers Qui converge tout regard, soit tout ce qui est, qui vit et qui pense ; car Il est le principe de la vie, de la pensée et de l’existence 105Ἕως ἄν τις παρελθὼν ἐν τῇ ἀναβάσει πᾶν ὅσον ἀλλότριον τοῦ θεοῦ […] ἴδῃ […], ἀφ´ οὗ πάντα ἐξήρτηται καὶπρὸς αὐτὸ βλέπει καὶ ἔστι καὶ ζῇ καὶ νοεῖ· ζωῆς γὰρ αἴτιος καὶ νοῦ καὶ τοῦ εἶναι (ibid., 7)..

En proie à des sentiments extrêmes, celui qui L’a vu n’a désormais que mépris pour ce qui le séduisait auparavant et qu’il considérait comme des beautés ; il se détourne donc de la beauté des corps. Car tout ce que nous considérons comme beau a sa source en Dieu : étant la Beauté suprême, la Beauté première, Il rend beaux ceux qui l’aiment passionnément, faisant d’eux des êtres dignes d’amour. Car, pour les âmes, il n’est pas de but plus grand, but ultime 106Τοῦτο γὰρ αὐτὸ μάλιστα κάλλος ὂν αὐτὸ καὶ τὸ πρῶτον ἐργάζεται τοὺς ἐραστὰς αὐτοῦ καλοὺς καὶ ἐραστοὺς ποιεῖ. Οὗ δὴ καὶ ἀγὼν μέγιστος καὶ ἔσχατος ψυχαῖς πρόκειται… (ibid., 7). A celui qui ne l’a pas encore vu, il est possible de le désirer comme le Bien ; à celui qui l’a vu, il est accordé d’admirer le Beau lui-même : Ἔστι γὰρ τῷ μὲν μήπω ἰδόντι ὀρέγεσθαι ὡς ἀγαθοῦ· τῷ δὲ ἰδόντι ὑπάρχει ἐπὶ καλῷ ἄγασθαι. (ibid. 7)..

Et le philosophe de se demander comment procéder pour pouvoir contempler la Beauté inaccessible 107Τίς οὖν ὁ τρόπος ; Τίς μηχανή ; Πῶς τις θεάσηται κάλλος ἀμήχανον ; (ibid., 8). Littéralement : de quelle manière (tropos / τρόπος) s’y prendre, à quel moyen (mèchanè / μηχανή / invention ingénieuse recourir pour admirer la beauté sur laquelle on n’a aucun moyen d’action (amèchanon) ; remarquer le jeu de mot μηχανή / ἀμήχανον, soulignant l’opposition entre le monde sensible et le monde intelligible.. La comparant à la divinité cachée au fond d’un sanctuaire à mystères, tel celui d’Eleusis par exemple, il enjoint au prétendant, à l’instar des candidats à l’initiation, de fermer les yeux sur tout ce qui le séduisait auparavant, afin de ne pas se laisser arrêter par ce qui pourrait surgir le long de son parcours initiatique, sachant que toute beauté corporelle n’est qu’une image, un reflet fugitif de la Beauté ineffable, à la contemplation de laquelle il aspire. Il fuira donc ces illusions et, contrairement à Narcisse, insensible à toute beauté, hormis la sienne, dont il s’éprit – ce qui le perdit – il ne les poursuivra plus de ses assiduités. Si d’aventure il succombait, son âme aussitôt serait, comme celle de Narcisse, précipitée dans les ténèbres infernales et, désormais aveugle, ne distinguerait plus que des ombres trompeuses. Il faut donc fuir dans notre chère patrie ! Or, pour nous, la patrie, c’est là d’où nous vînmes et où réside notre père 108Φεύγωμεν δὴ φίλην ἐς πατρίδα. Πατρὶς δὴ ἡμῖν, ὅθεν παρήλθομεν, καὶ πατὴρ ἐκεῖ (ibid., 8). C’est que, comme le déclare Ulysse retenu par Circé la magicienne, qui voulait l’épouser, rien n’est plus doux que la patrie et les parents (Odyssée, 9, 349) : …ὡς οὐδὲν γλύκιον ἧς πατρίδος οὐδὲτοκήων / γίγνεται…. Pour ce faire, il faut abandonner tout cela et ne pas regarder, mais, les yeux clos, changer de vision et éveiller celle que tout homme possède, mais dont peu se servent 109Ταῦτα πάντα ἀφεῖναι δεῖ καὶ μὴ βλέπειν, ἀλλ´ οἷον μύσαντα ὄψιν ἄλλην ἀλλάξασθαι καὶ ἀνεγεῖραι, ἣν ἔχει μὲν πᾶς, χρῶνται δὲ ὀλίγοι (ibid., 8)..

Plotin, Du Beau, 1re Ennéade, chap. 6, 9.

Que voit donc cette vision intérieure ? 110Comp. Platon, Banquet, 219a : ἥ τοι τῆς διανοίας ὄψις ἄρχεται ὀξὺ βλέπειν ὅταν ἡ τῶν ὀμμάτων τῆς ἀκμῆς λήγειν ἐπιχειρῇ : Crois-moi, dit Socrate à Alcibiade, la vision de l’intelligence commence à s’aiguiser lorsque celle des yeux se met à perdre de son acuité. A peine éveillée, elle ne saurait vraiment distinguer les êtres brillants. Il faut donc que cette âme s’accoutume d’abord à considérer les belles occupations de l’homme, puis de belles œuvres, non pas tant celles que produisent les arts, que celles des hommes que l’on appelle accomplis ; ensuite de quoi, examine l’âme de ceux qui font de belles œuvres. Comment donc distinguerais-tu une âme noble, dotée de la beauté ? Rentre en toi-même et regarde : si tu vois que tu n’es pas encore bon, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle : il retranche ceci, taille cela, polit, épure, jusqu’à ce qu’il ait donné à sa statue un beau visage. Semblablement, toi, retranche tout superflu, redresse toute déformation ; tout ce qui est sombre, purifie-le et rends-le brillant ; travaille sans cesse ta statue jusqu’à  ce qu’à tes yeux brille l’éclat divin de la vertu, jusqu’à ce que tu voies la tempérance dressée sur un piédestal sacré 111Comp. Platon, Phèdre, 254b : Ἰδόντος δὲ τοῦ ἡνιόχου ἡ μνήμη πρὸς τὴν τοῦ κάλλους φύσιν ἠνέχθη, καὶ πάλιν εἶδεν αὐτὴν μετὰ σωφροσύνης. A la vue <du jeune homme> la mémoire du cocher s’éleva vers l’essence de la beauté et il la revit debout, avec la tempérance, sur un piédestal sacré.. Si tu es devenu tel et que tu le voies, si, étant pur, tu t’es uni à toi-même, n’ayant ainsi plus rien qui t’empêche d’être un avec toi-même, n’ayant en toi rien d’autre qui soit mélangé avec toi, mais que, tout entier, tu ne sois que lumière véritable – laquelle ne peut être ni mesurée en grandeur ni circonscrite par quelque forme cherchant à l’amenuiser, ni au contraire, s’amplifier à l’infini, car elle est parfaitement incommensurable, comme si elle était plus grande que toute mesure et qu’elle surpassât toute quantité – si [donc] tu te voyais devenu tel, étant dorénavant “vue”, aie confiance en toi-même : parvenu désormais à ce niveau et n’ayant plus besoin que quelqu’un t’indique la voie à suivre, regarde fixement : cet œil-là seul est en mesure de voir la Beauté suprême. Si, en revanche, les yeux chassieux à cause de ses vices, quelqu’un se dirige, faible ou non purifié, vers cette contemplation et qu’il soit par lâcheté dans l’impossibilité de regarder les choses resplendissantes de beauté, il ne voit strictement rien, quand bien même on lui mettrait sous les yeux ce qui peut être vu. Car ce qui voit étant apparenté à ce qui est vu, il faut appliquer à cette contemplation ce qui lui a été rendu semblable. Jamais œil, en effet, n’eût vu le soleil qu’il ne fût auparavant devenu semblable au soleil 112Cf. Platon, Rép. 6, 508b., pas plus qu’une âme ne saurait voir le Beau sans être elle-même devenue belle. Ainsi donc, que tout être devienne d’abord divin, que tout homme devienne beau lui-même, s’il se destine à voir Dieu et le Beau. Dans son ascension, il parviendra d’abord à l’Intellect et, de là, contemplant toutes les Formes belles, il dira que c’est cela la Beauté : les Idées ; car par celles-ci tout est beau, par les fruits de l’Intellect et de l’Essence. Au-delà de l’Intellect, il atteindra ce que nous appelons la nature du Bon, qui précède le Beau resplendissant. De sorte que, en définitive, le premier qui se présente est le Beau ; pour établir une distinction entre les intelligibles, on dira que le Beau intelligible est le lieu des Idées et que le Bon, qui se trouve au-delà, est source et principe du Beau. Ou bien le Bon et le Beau sont réunis dans le même lieu, mais le Beau vient en premier ; d’ailleurs, c’est là qu’il réside.   

 « On peut dire que Plotin considère le beau à un double point de vue : dans les objets, le beau est la réalisation éclatante de leur archétype, indépendamment de tout sujet connaisseur ; dans le sujet, c’est la perception de la conformité brillante de l’objet connu avec un idéal subjectif, vrai ou faux, perception qui cause nécessairement un plaisir et un amour désintéressé.

Cette réalisation d’un idéal, qui constitue le beau objectif, suit une gradation descendante, d’après la hiérarchie plotinienne des êtres : elle se présente avec toute sa vérité dans l’Intelligence et dans le monde des idées ; elle existe comme image vraie dans l’Ame et ses raisons, il n’en reste qu’une apparence irréelle dans le monde sensible (nature et art). Enfin, la beauté du Principe suprême est la beauté de l’Intelligence et, plus précisément, la réalisation interne de sa propre perfection (…) ; ailleurs, c’est la beauté de l’Un ou du Bien, principe supérieur à l’Intelligence et, plus précisément, la splendeur ineffable de son essence. » 113J. COCHEZ, op. cit., conclusion, p. 190s.

S’inscrivant dans un courant de renaissance du pythagorisme, que l’on peut, semble-t-il, faire remonter à Philon d’Alexandrie (15/10 av. J.-C. – env. 40 apr. J.-C.), le néoplatonisme fondé par Plotin est une des plus grandes doctrines philosophiques de l’Antiquité ; pour les néoplatoniciens, l’univers ne se distingue pas de Dieu : bien plus, tout découle nécessairement de l’Un, « le degré de réalité d’un être dépendant du degré d’union de ses parties. » 114Roger MUCCHIELLI, La Philosophie, Guide pratique Bordas n° 44, p. 83.

Connaissant parfaitement les diverses traditions philosophiques de l’Antiquité, Plotin en fait une synthèse d’inspiration platonicienne, plus que platonicienne au sens strict du terme. Se fondant sur la thèse pythagoricienne faisant du corps sôma / σῶμα le tombeau sêma / σῆμα de l’âme, Platon invite les philosophes au dépouillement et à l’ascèse, propices à l’ascension spirituelle et à la contemplation de l’Idée du Bien, dont la purification morale ‒ catharsis / κάθαρσις ‒ est la condition sine qua non.   

Comme l’a définie Emile Bréhier, la pensée de Plotin s’organisant entièrement autour d’une représentation globale du monde, « Rien n’est que par l’Un… l’être est toujours subordonné à l’Un ; l’Un est le principe de l’être. Ainsi Plotin reconstruit-il le système platonicien en lui donnant une sorte de cohérence théologique. »  115Emile BRÉHIER, Histoire de la philosophie, Paris, 1923. Il est le véritable fondateur de la tradition exégétique de l’œuvre de Platon, que l’on appelle le néoplatonisme, lequel dominera jusqu’au début du VIe siècle la vie philosophique de langue grecque. Supplantant peu à peu les autres grandes doctrines, au point de finir par les absorber et d’acquérir de la sorte une position hégémonique, le néoplatonisme, connaît une grande diffusion, d’autant qu’il mêle politique et religion, conférant à cette dernière une dimension toujours plus importante. 

C’est dans la voie ascétique et mystique ouverte par Platon et les Académiciens que s’engage résolument Plotin. Né en 205 à Lycopolis, l’actuelle Assiout, en Moyenne-Egypte, il meurt en Italie en 270. A l’âge de 28 ans, il suit le cours que donne à Alexandrie le philosophe platonicien Ammonios Saccas, à l’école de qui il demeurera onze ans. Ayant subi l’appel de l’Orient en 242, il suivit l’armée de l’empereur Gordien III le Pieux (238-244), pour étudier le monde perse, les doctrines des mages en particulier et peut-être aussi celles des gymnosophistes de l’Inde. Vaincu en Mésopotamie, l’empereur fut assassiné par ses soldats ; Plotin se réfugia alors à Antioche avant de se rendre à Rome, qu’il ne quittera plus jusqu’en 269 et où il fonda, deux ans après son arrivée dans l’Urbs, une école philosophique ; son cours, ouvert à tous, acquit très vite une grande renommée. Jusqu’en 254, son enseignement est purement oral ;  c’est alors qu’il accepte d’en mettre par écrit des résumés, qu’il reprendra dans des traités. Ne se relisant pas, il y développe librement sa réflexion, spontanément et parfois en désordre. « A travers le style tendu, nerveux, pressé, l’intuition fondamentale de Plotin est sensible à chaque page, mais les parenthèses, les répétitions, les raccourcis abrupts ne manquent pas : l’auteur méprisait sans doute autant que le corps – la guenille charnelle comme il l’appelle – les règles de la composition littéraire. Pourtant, certains traités, particulièrement soignés, tel cet écrit Sur le Beau (1, 6), célèbre à juste titre, sont remarquables par la propriété de l’expression, par l’abondance et la justesse des images, pour ne pas parler de l’élévation et la profondeur de la pensée. » 116R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 444.

Humble et spirituellement rayonnant, nettement pessimiste par rapport à l’Etat et à la vie publique, Plotin attire de nombreuses personnalités politiques, des notables, des sénateurs, mais aussi des philosophes, des dames de la bonne société romaine, dont Salonina, la femme de l’empereur Galien (263-268), ainsi que nombre d’étudiants étrangers, attirés par ce maître réputé. Sa démarche naturelle se tourne vers lui-même et surtout vers Dieu. Si sa quête philosophique est une quête de Dieu, il ne  prétend pas apporter de révélation ni de religion nouvelle. 

Commentant chaque fois un texte de Platon ou d’Aristote, cité ou supposé connu, Plotin met par écrit, dès l’année 254, son enseignement oral sous forme de cinquante-quatre traités rapidement rédigés, que son disciple et biographe Porphyre révisa et regroupa en six Ennéades ou Neuvaines. Bénéficiant de l’appui de l’empereur Galien, qui a pour lui la plus haute estime, Plotin tente de fonder en Campanie une cité de philosophes du nom de Platonopolis, qu’il rêve d’organiser selon le modèle de la Cité platonicienne et qui serait réglée par les lois de Platon, mais le projet tourne court. En 268, ses deux meilleurs disciples, Porphyre de Tyr, souffrant de dépression et Amélius, assistant du maître, le quittent ; c’est alors que Plotin renonce à son enseignement. Gravement atteint dans sa santé par manque d’hygiène et de nourriture, il perd presque entièrement la vue et semble avoir contracté la lèpre. Il se retire totalement et meurt seul dans  une villa en Campanie, prêtée par un de ses amis.  

Ayant le sentiment d‘être parvenu à  quatre reprises à l’extase mystique, Plotin se demande “d’où vient que les âmes ont oublié Dieu leur père et que, fragments venus de lui et complètement à lui, elles s’ignorent elles-mêmes et l’ignorent ? La réponse est immédiate : le principe de ce mal est, en ce qui les concerne, la présomption, la génération, la première altérité, la volonté de n’appartenir qu’à elles-mêmes.” 117Sur les trois hypostases qui sont principes (Enn., 5, 1 : Des trois hypostases principales). Τί ποτε ἄρα ἐστὶ τὸ πεποιηκὸς τὰς ψυχὰς πατρὸς θεοῦ ἐπιλαθέσθαι, καὶ μοίρας ἐκεῖθεν οὔσας καὶ ὅλως ἐκείνου ἀγνοῆσαι καὶ ἑαυτὰς καὶ ἐκεῖνον ; Ἀρχὴ μὲν οὖν αὐταῖς τοῦ κακοῦ ἡ τόλμα καὶ ἡ γένεσις καὶ ἡ πρώτη ἑτερότης καὶ τὸ βουληθῆναι δὲ ἑαυτῶν εἶναι. C’est en ces termes que s’ouvre le 1er livre de la 5e Ennéade. Ainsi, s’étant dès l’origine séparées de Dieu, alors qu’elles sont de nature divine, les âmes se sont unies aux corps.

« On comprend que ce philosophe ait été lu avec enthousiasme par beaucoup de chrétiens, bien qu’il fût hostile à leur foi ; on comprend aussi qu’il ait eu tant d’influence sur saint Augustin et sur nombre d’autres écrivains ecclésiastiques. » (R. Flacelière)

« Pour Plotin, la technique de l’union à Dieu n’est pas physiologique ni magique, mais intellectuelle ; l’union mystique n’est pas un substitut de l’effort intellectuel, mais le couronnement et le terme de celui-ci ; elle n’est pas non plus un substitut de l’effort moral : sans la vraie vertu, dit-il, tout discours sur Dieu n’est que bavardage 118Cf. Traités 33, 9, 26 s. & 15, 38-40.. Finalement, dans son système, l’expérience unitive est un événement naturel, et non pas une grâce surnaturelle, comme dans le mysticisme chrétien. Sur tous ces points, Plotin reste un authentique Hellène. L’union mystique est ce qu’il y a de plus intimement personnel dans sa manière de s’accomplir, mais c’est l’accomplissement d’un esprit nourri dans la tradition de la Grèce classique et résolu à préserver l’intégrité de cette tradition contre l’intrusion de tout mode étranger de pensée. » 119E.R. Dodds, The Journal of Roman Studies, 1960 (p. 1-7), cité par R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 446, à qui nous empruntons aussi la citation précédente. Ainsi Plotin, cet ascète mystique, peut-il être considéré, selon le mot de R. Flacelière, comme un authentique sage de la Grèce.

Arrivé au terme de la première partie de notre étude du concept de la Beauté dans la civilisation grecque ancienne, nous conclurons ce survol par la prière qu’adresse Socrate au dieu Pan, à la fin du dialogue intitulé Phèdre, qui se déroule hors les murs de la cité classique par une chaude journée d’été au bord de l’Ilissos ; ce petit cours d’eau prend sa source sur les flancs de l’Hymette, montagne culminant à 1026 m d’altitude, réputée pour son miel de thym et délimitant au sud-est la dépression dans laquelle se love Athènes :

Ô Pan, mon ami, et vous tous les autres dieux de ce lieu, puissiez-vous m’accorder la beauté intérieure ! Pour ce qui est de l’extérieur, que tout ce que j’en ai soit avec l’intérieur lié d’amitié. Quant au sage, puissé-je toujours l’estimer riche. Que l’abondance d’or me soit telle que je ne puisse ni en avoir ni en emporter plus que ce dont seul l’homme modéré peut disposer. 

Avons-nous encore, Phèdre, quelque chose d’autre à lui demander ? Car pour ma part, c’est là toute ma prière 120Platon, Phèdre 279 b-c. Ὦ φίλε Πάν τε καὶ ἄλλοι ὅσοι τῇδε θεοί, δοίητέ μοι καλῷ γενέσθαι τἄνδοθεν· ἔξωθεν δὲ ὅσα ἔχω, τοῖς ἐντὸς εἶναί μοι φίλια. Πλούσιον δὲ νομίζοιμι τὸν σοφόν· τὸ δὲ χρυσοῦ πλῆθος εἴη μοι ὅσον μήτε φέρειν μήτε ἄγειν δύναιτο ἄλλος ἢ ὁ σώφρων.  Ἔτ᾽ ἄλλου του δεόμεθα, ὦ Φαῖδρε; Ἐμοὶ μὲν γὰρ μετρίως ηὖκται. — Dès les premières pages du Phèdre (229a-230c), Platon décrit en termes bucoliques et poétiques les bords de l’Ilissos, où va se dérouler le dialogue portant précisément sur la Beauté. La description, interrompue par une digression mythologique, reprend ensuite, jusqu’à ce que les deux interlocuteurs soient confortablement installés sur l’herbe, au bord d’une source et à l’ombre d’un très grand platane. Dans ce cadre champêtre, Socrate se rappelle le mythe des cigales (ibid., 259a-e). —  Pan, dieu mineur et agreste, fils d’Hermès, protecteur des chevriers et des bergers et joyeux compagnon des nymphes des bois lorsqu’elles dansent, a un corps mi- animal, portant des cornes sur la tête et des sabots de caprins en guise de pieds, comme les hommes-chèvres qu’étaient les satyres. Il vit dans des lieux sauvages, montagneux et boisés. Musicien remarquable, tirant de sa flûte de roseaux des mélodies plus douces que le chant du rossignol, il était toujours amoureux de l’une ou l’autre des nymphes, mais perpétuellement éconduit en raison de sa laideur. Rappelons enfin que Socrate avait un physique ingrat..

FRAGMENTS DE TEXTES GRECS CITÉS

Platon Philèbe 51c-d

Σχημάτων τε γὰρ κάλλος οὐχ ὅπερ ἂν ὑπολάβοιεν οἱ πολλοὶ πειρῶμαι νῦν λέγειν, ἢ ζῴων ἤ τινων ζωγραφημάτων, ἀλλ’ εὐθύ τι λέγω, φησὶν ὁ λόγος, καὶ περιφερὲς καὶ ἀπὸ τούτων δὴ τά τε τοῖς τόρνοις γιγνόμενα ἐπίπεδά τε καὶ στερεὰ καὶ τὰ τοῖς κανόσι καὶ γωνίαις, εἴ μου μανθάνεις. Ταῦτα γὰρ οὐκ εἶναι πρός τι καλὰ λέγω, καθάπερ ἄλλα, ἀλλ’ ἀεὶ καλὰ καθ’ αὑτὰ πεφυκέναι καί τινας ἡδονὰς οἰκείας ἔχειν, οὐδὲν ταῖς τῶν κνήσεων προσφερεῖς· καὶ χρώματα δὴ τοῦτον τὸν τύπον ἔχοντα καλὰ καὶ ἡδονάς ἀλλ’ ἆρα μανθάνομεν, ἢ πῶς;

Platon, République, 6, 508e-509a

Τοῦτο τοίνυν τὸ τὴν ἀλήθειαν παρέχον τοῖς γιγνωσκομένοις καὶ τῷ γιγνώσκοντι τὴν δύναμιν ἀποδιδὸν τὴν τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέαν φάθι εἶναι· αἰτίαν δ’ ἐπιστήμης οὖσαν καὶ ἀληθείας, ὡς γιγνωσκομένης μὲν διανοοῦ, οὕτω δὲ καλῶν ἀμφοτέρων ὄντων, γνώσεώς τε καὶ ἀληθείας, ἄλλο καὶ κάλλιον ἔτι τούτων ἡγούμενος αὐτὸ ὀρθῶς ἡγήσῃ· ἐπιστήμην δὲ καὶ ἀλήθειαν, ὥσπερ ἐκεῖ φῶς τε καὶ ὄψιν ἡλιοειδῆ μὲν νομίζειν ὀρθόν, ἥλιον δ’ ἡγεῖσθαι οὐκ ὀρθῶς ἔχει, οὕτω καὶ ἐνταῦθα ἀγαθοειδῆ μὲν νομίζειν ταῦτ’ ἀμφότερα ὀρθόν, ἀγαθὸν δὲ ἡγεῖσθαι ὁπότερον αὐτῶν οὐκ ὀρθόν, ἀλλ’ ἔτι μειζόνως τιμητέον τὴν τοῦ ἀγαθοῦ ἕξιν.

Aristote, Ethique à Nicomaque, 10, 8, 1178b-1179

Ἠ δὲ τελεία εὐδαιμονία ὅτι θεωρητική τις ἐστὶν ἐνέργεια, καὶ ἐντεῦθεν ἂν φανείη. τοὺς θεοὺς γὰρ μάλιστα ὑπειλήφαμεν μακαρίους καὶ εὐδαίμονας εἶναι· πράξεις δὲ ποίας ἀπονεῖμαι χρεὼν αὐτοῖς; πότερα τὰς δικαίας; […]

Σημεῖον δὲ καὶ τὸ μὴ μετέχειν τὰ λοιπὰ ζῷα εὐδαιμονίας, τῆς τοιαύτης ἐνεργείας ἐστερημένα τελείως. τοῖς μὲν γὰρ θεοῖς ἅπας ὁ βίος μακάριος, τοῖς δ᾽ ἀνθρώποις, ἐφ᾽ ὅσον ὁμοίωμά τι τῆς τοιαύτης ἐνεργείας ὑπάρχει· τῶν δ᾽ ἄλλων ζῴων οὐδὲν εὐδαιμονεῖ, ἐπειδὴ οὐδαμῇ κοινωνεῖ θεωρίας.  Ἐφ᾽ ὅσον δὴ διατείνει ἡ θεωρία, καὶ ἡ εὐδαιμονία, καὶ οἷς μᾶλλον ὑπάρχει τὸ θεωρεῖν, καὶ εὐδαιμονεῖν, οὐ κατὰ συμβεβηκὸς ἀλλὰ κατὰ τὴν θεωρίαν· αὕτη γὰρ καθ᾽ αὑτὴν τιμία. ὥστ᾽ εἴη ἂν ἡ εὐδαιμονία θεωρία τις. […]

Δεήσει δὲ καὶ τῆς ἐκτὸς εὐημερίας ἀνθρώπῳ ὄντι· οὐ γὰρ αὐτάρκης ἡ φύσις πρὸς τὸ θεωρεῖν, ἀλλὰ δεῖ καὶ τὸ σῶμα ὑγιαίνειν καὶ τροφὴν καὶ τὴν λοιπὴν θεραπείαν ὑπάρχειν. οὐ μὴν οἰητέον γε πολλῶν καὶ μεγάλων δεήσεσθαι τὸν εὐδαιμονήσοντα, εἰ μὴ ἐνδέχεται ἄνευ τῶν ἐκτὸς ἀγαθῶν μακάριον εἶναι· οὐ γὰρ ἐν τῇ ὑπερβολῇ τὸ αὔταρκες οὐδ᾽ ἡ πρᾶξις […]

Ὁ δὲ κατὰ νοῦν ἐνεργῶν καὶ τοῦτον θεραπεύων καὶ διακείμενος ἄριστα καὶ θεοφιλέστατος ἔοικεν. εἰ γάρ τις ἐπιμέλεια τῶν ἀνθρωπίνων ὑπὸ θεῶν γίνεται, ὥσπερ δοκεῖ, καὶ εἴη ἂν εὔλογον χαίρειν τε αὐτοὺς τῷ ἀρίστῳ καὶ συγγενεστάτῳ (τοῦτο δ᾽ ἂν εἴη ὁ νοῦς) καὶ τοὺς ἀγαπῶντας μάλιστα τοῦτο καὶ τιμῶντας ἀντευποιεῖν ὡς τῶν φίλων αὐτοῖς ἐπιμελουμένους καὶ ὀρθῶς τε καὶ καλῶς πράττοντας. ὅτι δὲ πάντα ταῦτα τῷ σοφῷ μάλισθ᾽ ὑπάρχει, οὐκ ἄδηλον. θεοφιλέστατος ἄρα. τὸν αὐτὸν δ᾽ εἰκὸς καὶ εὐδαιμονέστατον· ὥστε κἂν οὕτως εἴη ὁ σοφὸς μάλιστ᾽ εὐδαίμων.

Xénophon, L’Economique, chap. 6, 14-17.

Ὅπως δὲ δὴ καὶ τοὺς ἔχοντας τὸ σεμνὸν ὄνομα τοῦτο τὸ καλός τε κἀγαθὸς ἐπισκεψαίμην, τί ποτε ἐργαζόμενοι τοῦτ᾽ ἀξιοῖντο καλεῖσθαι, πάνυ μου ἡ ψυχὴ ἐπεθύμει αὐτῶν τινι συγγενέσθαι. Καὶ πρῶτον μὲν ὅτι προσέκειτο τὸ καλὸς τῷ ἀγαθῷ, ὅντινα ἴδοιμι καλόν, τούτῳ προσήιειν καὶ ἐπειρώμην καταμανθάνειν εἴ που ἴδοιμι προσηρτημένον τῷ καλῷ τὸ ἀγαθόν. Ἀλλ᾽ οὐκ ἄρα εἶχεν οὕτως, ἀλλ᾽ ἐνίους ἐδόκουν καταμανθάνειν τῶν καλῶν τὰς μορφὰς πάνυ μοχθηροὺς ὄντας τὰς ψυχάς. ἔδοξεν οὖν μοι ἀφέμενον τῆς καλῆς ὄψεως ἐπ᾽ αὐτῶν τινα ἐλθεῖν τῶν καλουμένων καλῶν τε κἀγαθῶν. Ἐπεὶ οὖν τὸν Ἰσχόμαχον ἤκουον πρὸς πάντων καὶ ἀνδρῶν καὶ γυναικῶν καὶ ξένων καὶ ἀστῶν καλόν τε κἀγαθὸν ἐπονομαζόμενον, ἔδοξέ μοι τούτῳ πειραθῆναι συγγενέσθαι. »

Platon, Apologie de Socrate, 21d

 Ἐντεῦθεν οὖν τούτῳ τε ἀπηχθόμην καὶ πολλοῖς τῶν παρόντων· πρὸς ἐμαυτὸν δ᾽ οὖν ἀπιὼν ἐλογιζόμην ὅτι τούτου μὲν τοῦ ἀνθρώπου ἐγὼ σοφώτερός εἰμι· κινδυνεύει μὲν γὰρ ἡμῶν οὐδέτερος οὐδὲν καλὸν κἀγαθὸν εἰδέναι, ἀλλ᾽ οὗτος μὲν οἴεταί τι εἰδέναι οὐκ εἰδώς, ἐγὼ δέ, ὥσπερ οὖν οὐκ οἶδα, οὐδὲ οἴομαι· ἔοικα γοῦν τούτου γε σμικρῷ τινι αὐτῷ τούτῳ σοφώτερος εἶναι, ὅτι ἃ μὴ οἶδα οὐδὲ οἴομαι εἰδέναι. Ἐντεῦθεν ἐπ᾽ ἄλλον ᾖα τῶν ἐκείνου δοκούντων σοφωτέρων εἶναι καί μοι ταὐτὰ ταῦτα ἔδοξε, καὶ ἐνταῦθα κἀκείνῳ καὶ ἄλλοις πολλοῖς ἀπηχθόμην.

Platon, Μénon 92e-93b

Σωκράτης
Ἀλλὰ σὺ δὴ ἐν τῷ μέρει αὐτῷ εἰπὲ παρὰ τίνας ἔλθῃ Ἀθηναίων· εἰπὲ ὄνομα, ὅτου βούλει.

Ἄνυτος
Τί δὲ ἑνὸς ἀνθρώπου ὄνομα δεῖ ἀκοῦσαι; Ὅτῳ γὰρ ἂν ἐντύχῃ Ἀθηναίων τῶν καλῶν κἀγαθῶν, οὐδεὶς ἔστιν ὃς οὐ βελτίω αὐτὸν ποιήσει ἢ οἱ σοφισταί, ἐάνπερ ἐθέλῃ πείθεσθαι.

Σωκράτης
Πότερον δὲ οὗτοι οἱ καλοὶ κἀγαθοὶ ἀπὸ τοῦ αὐτομάτου ἐγένοντο τοιοῦτοι, παρ’ οὐδενὸς μαθόντες ὅμως μέντοι ἄλλους διδάσκειν οἷοί τε ὄντες ταῦτα ἃ αὐτοὶ οὐκ ἔμαθον;

Ἄνυτος
Καὶ τούτους ἔγωγε ἀξιῶ παρὰ τῶν προτέρων μαθεῖν, ὄντων καλῶν κἀγαθῶν· ἢ οὐ δοκοῦσί σοι πολλοὶ καὶ ἀγαθοὶ γεγονέναι ἐν τῇδε τῇ πόλει ἄνδρες;

Σωκράτης
Ἔμοιγε, ὦ Ἄνυτε, καὶ εἶναι δοκοῦσιν ἐνθάδε ἀγαθοὶ τὰ πολιτικά, καὶ γεγονέναι ἔτι οὐχ ἧττον ἢ εἶναι· ἀλλὰ μῶν καὶ διδάσκαλοι ἀγαθοὶ γεγόνασιν τῆς αὑτῶν ἀρετῆς; Τοῦτο γάρ ἐστιν περὶ οὗ ὁ λόγος ἡμῖν τυγχάνει ὤν· οὐκ εἰ εἰσὶν ἀγαθοὶ ἢ μὴ ἄνδρες ἐνθάδε, οὐδ’ εἰ γεγόνασιν ἐν τῷ πρόσθεν, ἀλλ’ εἰ διδακτόν ἐστιν ἀρετὴ πάλαι σκοποῦμεν. Τοῦτο δὲ σκοποῦντες τόδε σκοποῦμεν, ἆρα οἱ ἀγαθοὶ ἄνδρες καὶ τῶν νῦν καὶ τῶν προτέρων ταύτην τὴν ἀρετὴν ἣν αὐτοὶ ἀγαθοὶ ἦσαν ἠπίσταντο καὶ ἄλλῳ παραδοῦναι, ἢ οὐ παραδοτὸν τοῦτο ἀνθρώπῳ οὐδὲ παραληπτὸν ἄλλῳ παρ’ ἄλλου· τοῦτ’ ἔστιν ὃ πάλαι ζητοῦμεν ἐγώ τε καὶ Μένων.

Aristote, Ethique à Nicomaque, 4, 7, 1124a

Ἔοικε μὲν οὖν ἡ μεγαλοψυχία οἷον κόσμος τις εἶναι τῶν ἀρετῶν· μείζους γὰρ αὐτὰς ποιεῖ, καὶ οὐ γίνεται ἄνευ ἐκείνων. Διὰ τοῦτο χαλεπὸν τῇ ἀληθείᾳ μεγαλόψυχον εἶναι· οὐ γὰρ οἷόν τε ἄνευ καλοκαγαθίας. Μάλιστα μὲν οὖν περὶ τιμὰς καὶ ἀτιμίας ὁ μεγαλόψυχός ἐστι· καὶ ἐπὶ μὲν ταῖς μεγάλαις καὶ ὑπὸ τῶν σπουδαίων μετρίως ἡσθήσεται, ὡς τῶν οἰκείων τυγχάνων ἢ καὶ ἐλαττόνων· ἀρετῆς γὰρ παντελοῦς οὐκ ἂν γένοιτο ἀξία τιμή, οὐ μὴν ἀλλ᾽ ἀποδέξεταί γε τῷ μὴ ἔχειν αὐτοὺς μείζω αὐτῷ ἀπονέμειν. 

Aristote, Ethique à Nicomaque, 10, 9, 1179b

Οὐδὲ δὴ περὶ ἀρετῆς ἱκανὸν τὸ εἰδέναι, ἀλλ’ ἔχειν καὶ χρῆσθαι πειρατέον, ἢ εἴ πως ἄλλως ἀγαθοὶ γινόμεθα; Εἰ μὲν οὖν ἦσαν οἱ λόγοι αὐτάρκεις πρὸς τὸ ποιῆσαι ἐπιεικεῖς, πολλοὺς ἂν μισθοὺς καὶ μεγάλους δικαίως ἔφερον κατὰ τὸν Θέογνιν, καὶ ἔδει ἂν τούτους πορίσασθαι· νῦν δὲ φαίνονται προτρέψασθαι μὲν καὶ παρορμῆσαι τῶν νέων τοὺς ἐλευθερίους ἰσχύειν, ἦθός τ’ εὐγενὲς καὶ ὡς ἀληθῶς φιλόκαλον ποιῆσαι ἂν κατοκώχιμον ἐκ τῆς ἀρετῆς, τοὺς δὲ πολλοὺς ἀδυνατεῖν πρὸς καλοκαγαθίαν προτρέψασθαι· οὐ γὰρ πεφύκασιν αἰδοῖ πειθαρχεῖν ἀλλὰ φόβῳ…

Thucydide, Guerre du Péloponnèse, 2, 40s.

« Φιλοκαλοῦμέν τε γὰρ μετ᾽ εὐτελείας καὶ φιλοσοφοῦμεν ἄνευ μαλακίας· πλούτῳ τε ἔργου μᾶλλον καιρῷ ἢ λόγου κόμπῳ χρώμεθα, καὶ τὸ πένεσθαι οὐχ ὁμολογεῖν τινὶ αἰσχρόν, ἀλλὰ μὴ διαφεύγειν ἔργῳ αἴσχιον. [2.40.2] ἔνι τε τοῖς αὐτοῖς οἰκείων ἅμα καὶ πολιτικῶν ἐπιμέλεια, καὶ ἑτέροις πρὸς ἔργα τετραμμένοις τὰ πολιτικὰ μὴ ἐνδεῶς γνῶναι· μόνοι γὰρ τόν τε μηδὲν τῶνδε μετέχοντα οὐκ ἀπράγμονα, ἀλλ᾽ ἀχρεῖον νομίζομεν, καὶ οἱ αὐτοὶ ἤτοι κρίνομέν γε ἢ ἐνθυμούμεθα ὀρθῶς τὰ πράγματα, οὐ τοὺς λόγους τοῖς ἔργοις βλάβην ἡγούμενοι, ἀλλὰ μὴ προδιδαχθῆναι μᾶλλον λόγῳ πρότερον ἢ ἐπὶ ἃ δεῖ ἔργῳ ἐλθεῖν. [2.40.3] διαφερόντως γὰρ δὴ καὶ τόδε ἔχομεν ὥστε τολμᾶν τε οἱ αὐτοὶ μάλιστα καὶ περὶ ὧν ἐπιχειρήσομεν ἐκλογίζεσθαι· ὃ τοῖς ἄλλοις ἀμαθία μὲν θράσος, λογισμὸς δὲ ὄκνον φέρει. κράτιστοι δ᾽ ἂν τὴν ψυχὴν δικαίως κριθεῖεν οἱ τά τε δεινὰ καὶ ἡδέα σαφέστατα γιγνώσκοντες καὶ διὰ ταῦτα μὴ ἀποτρεπόμενοι ἐκ τῶν κινδύνων. […]

« Ξυνελών τε λέγω τήν τε πᾶσαν πόλιν τῆς Ἑλλάδος παίδευσιν εἶναι καὶ καθ᾽ ἕκαστον δοκεῖν ἄν μοι τὸν αὐτὸν ἄνδρα παρ᾽ ἡμῶν ἐπὶ πλεῖστ᾽ ἂν εἴδη καὶ μετὰ χαρίτων μάλιστ᾽ ἂν εὐτραπέλως τὸ σῶμα αὔταρκες παρέχεσθαι. 

Isocrate, Eloge d’Hélène, 54-57

 …. κἀγὼ τηλικαύταις ὑπερβολαῖς ἔχω χρήσασθαι περὶ αὐτῆς· κάλλους γὰρ πλεῖστον μέρος μετέσχεν, ὃ σεμνότατον καὶ τιμιώτατον καὶ θειότατον τῶν ὄντων ἐστίν. Ῥᾴδιον δὲ γνῶναι τὴν δύναμιν αὐτοῦ· τῶν μὲν γὰρ ἀνδρίας ἢ σοφίας ἢ δικαιοσύνης μὴ μετεχόντων πολλὰ φανήσεται τιμώμενα μᾶλλον ἢ τούτων ἕκαστον, τῶν δὲ κάλλους ἀπεστερημένων οὐδὲν εὑρήσομεν ἀγαπώμενον, ἀλλὰ πάντα καταφρονούμενα, πλὴν ὅσα ταύτης τῆς ἰδέας κεκοινώνηκε, καὶ τὴν ἀρετὴν διὰ τοῦτο μάλιστ’ εὐδοκιμοῦσαν, ὅτι κάλλιστον τῶν ἐπιτηδευμάτων ἐστίν. Γνοίη δ’ ἄν τις κἀκεῖθεν ὅσον διαφέρει τῶν ὄντων, ἐξ ὧν αὐτοὶ διατιθέμεθα πρὸς ἕκαστον αὐτῶν. Τῶν μὲν γὰρ ἄλλων ὧν ἂν ἐν χρείᾳ γενώμεθα, τυχεῖν μόνον βουλόμεθα, περαιτέρω δὲ περὶ αὐτῶν οὐδὲν τῇ ψυχῇ προσπεπόνθαμεν· τῶν δὲ καλῶν ἔρως ἡμῖν ἐγγίγνεται, τοσούτῳ μείζω τοῦ βούλεσθαι ῥώμην ἔχων, ὅσῳ περ καὶ τὸ πρᾶγμα κρεῖττόν ἐστιν. Καὶ τοῖς μὲν κατὰ σύνεσιν ἢ κατ’ ἄλλο τι προέχουσι φθονοῦμεν, ἢν μὴ τῷ ποιεῖν ἡμᾶς εὖ καθ’ ἑκάστην τὴν ἡμέραν προσαγάγωνται καὶ στέργειν σφᾶς αὐτοὺς ἀναγκάσωσι· τοῖς δὲ καλοῖς εὐθὺς ἰδόντες εὖνοι γιγνόμεθα, καὶ μόνους αὐτοὺς ὥσπερ τοὺς θεοὺς οὐκ ἀπαγορεύομεν θεραπεύοντες, ἀλλ’ ἥδιον δουλεύομεν τοῖς τοιούτοις ἢ τῶν ἄλλων ἄρχομεν, πλείω χάριν ἔχοντες τοῖς πολλὰ προστάττουσιν ἢ τοῖς μηδὲν ἐπαγγέλλουσιν. Καὶ τοὺς μὲν ὑπ’ ἄλλῃ τινὶ δυνάμει γιγνομένους λοιδοροῦμεν καὶ κόλακας ἀποκαλοῦμεν, τοὺς δὲ τῷ κάλλει λατρεύοντας φιλοκάλους καὶ φιλοπόνους εἶναι νομίζομεν. 

Plotin, Du Beau, 1re Ennéade, chap. 6, 9.

 Τί οὖν ἐκείνη ἡ ἔνδον βλέπει; Ἄρτι μὲν ἐγειρομένη οὐ πάνυ τὰ λαμπρὰ δύναται βλέπειν. Ἐθιστέον οὖν τὴν ψυχὴν αὐτὴν πρῶτον μὲν τὰ καλὰ βλέπειν ἐπιτηδεύματα· εἶτα ἔργα καλά, οὐχ ὅσα αἱ τέχναι ἐργάζονται, ἀλλ´ ὅσα οἱ ἄνδρες οἱ λεγόμενοι ἀγαθοί· εἶτα ψυχὴν ἴδε τῶν τὰ ἔργα τὰ καλὰ ἐργαζομένων. Πῶς ἂν οὖν ἴδοις ψυχὴν ἀγαθὴν οἷον τὸ κάλλος ἔχει; Ἄναγε ἐπὶ σαυτὸν καὶ ἴδε· κἂν μήπω σαυτὸν ἴδῃς καλόν, οἷα ποιητὴς ἀγάλματος, ὃ δεῖ καλὸν γενέσθαι, τὸ μὲν ἀφαιρεῖ, τὸ δὲ ἀπέξεσε, τὸ δὲ λεῖον, τὸ δὲ καθαρὸν ἐποίησεν, ἕως ἔδειξε καλὸν ἐπὶ τῷ ἀγάλματι πρόσωπον, οὕτω καὶ σὺ ἀφαίρει ὅσα περιττὰ καὶ ἀπεύθυνε ὅσα σκολιά, ὅσα σκοτεινὰ καθαίρων ἐργάζου εἶναι λαμπρὰ καὶ μὴ παύσῃ τεκταίνων τὸ σὸν ἄγαλμα, ἕως ἂν ἐκλάμψειέ σοι τῆς ἀρετῆς ἡ θεοειδὴς ἀγλαία, ἕως ἂν ἴδῃς σωφροσύνην ἐν ἁγνῷ βεβῶσαν βάθρῳ. Εἰ γέγονας τοῦτο καὶ εἶδες αὐτὸ καὶ σαυτῷ καθαρὸς συνεγένου οὐδὲν ἔχων ἐμπόδιον πρὸς τὸ εἷς οὕτω γενέσθαι οὐδὲ σὺν αὐτῷ ἄλλο τι ἐντὸς μεμιγμένον ἔχων, ἀλλ´ ὅλος αὐτὸς φῶς ἀληθινὸν μόνον, οὐ μεγέθει μεμετρημένον οὐδὲ σχήματι εἰς ἐλάττωσιν περιγραφὲν οὐδ´ αὖ εἰς μέγεθος δι´ ἀπειρίας αὐξηθέν, ἀλλ´ ἀμέτρητον πανταχοῦ, ὡς ἂν μεῖζον παντὸς μέτρου καὶ παντὸς κρεῖσσον ποσοῦ· εἰ τοῦτο γενόμενον σαυτὸν ἴδοις, ὄψις ἤδη γενόμενος θαρσήσας περὶ σαυτῷ καὶ ἐνταῦθα ἤδη ἀναβεβηκὼς μηκέτι τοῦ δεικνύντος δεηθεὶς ἀτενίσας ἴδε· οὗτος γὰρ μόνος ὁ ὀφθαλμὸς τὸ μέγα κάλλος βλέπει. Ἐὰν δὲ ἴῃ ἐπὶ τὴν θέαν λημῶν κακίαις καὶ οὐ κεκαθαρμένος ἢ ἀσθενής, ἀνανδρίᾳ οὐ δυνάμενος τὰ πάνυ λαμπρὰ βλέπειν, οὐδὲν βλέπει, κἂν ἄλλος δεικνύῃ παρὸν τὸ ὁραθῆναι δυνάμενον. Τὸ γὰρ ὁρῶν πρὸς τὸ ὁρώμενον συγγενὲς καὶ ὅμοιον ποιησάμενον δεῖ ἐπιβάλλειν τῇ θέᾳ. Οὐ γὰρ ἂν πώποτε εἶδεν ὀφθαλμὸς ἥλιον ἡλιοειδὴς μὴ γεγενημένος, οὐδὲ τὸ καλὸν ἂν ἴδοι ψυχὴ μὴ καλὴ γενομένη. Γενέσθω δὴ πρῶτον θεοειδὴς πᾶς καὶ καλὸς πᾶς, εἰ μέλλει θεάσασθαι θεόν τε καὶ καλόν. Ἥξει γὰρ πρῶτον ἀναβαίνων ἐπὶ τὸν νοῦν κἀκεῖ πάντα εἴσεται καλὰ τὰ εἴδη καὶ φήσει τὸ κάλλος τοῦτο εἶναι, τὰς ἰδέας· πάντα γὰρ ταύταις καλά, τοῖς νοῦ γεννήμασι καὶ οὐσίας. Τὸ δὲ ἐπέκεινα τούτου τὴν τοῦ ἀγαθοῦ λέγομεν φύσιν προβεβλημένον τὸ καλὸν πρὸ αὐτῆς ἔχουσαν. Ὥστε ὁλοσχερεῖ μὲν λόγῳ τὸ πρῶτον καλόν· διαιρῶν δὲ τὰ νοητὰ τὸ μὲν νοητὸν καλὸν τὸν τῶν εἰδῶν φήσει τόπον, τὸ δ´ ἀγαθὸν τὸ ἐπέκεινα καὶ πηγὴν καὶ ἀρχὴν τοῦ καλοῦ. Ἢ ἐν τῷ αὐτῷ τἀγαθὸν καὶ καλὸν πρῶτον θήσεται· πλὴν ἐκεῖ τὸ καλόν.

A propos

Traduits en français par Jean-Jacques Daniel Richard, auteur du site Philocalie.ch et de toutes les études qu’il contient et dont il devrait s’enrichir à l’avenir. Traductions françaises originales, hormis celles du fragment d’Aristote (Ethique à Nicomaque,10. 8, 1178b-1179a) et de Thucydide (2, 40). 

     — A propos de la traduction de textes grecs anciens en français, qu’il nous soit permis de citer ici Pierre Boutang (1916-1998), romancier, poète, traducteur et philosophe français, qui a été titulaire de la chaire de métaphysique à la Sorbonne. Αuteur entre autres d’un traduction française du Banquet de Platon, il écrit ceci dans l’Avertissement : « Nous avons tenté l’aventure <d’une version française du Banquet>, persuadé que nous sommes, avec Henri Estienne (1528/1531-1598), de la merveilleuse conformité du français au grec, reconnue aussi par Vico dans sa Scienza nova (1725), où il en tire des conséquences trop négligées par nos philologues ; et voici quel a été notre usage, si simple, pour nous si évident, que nous ne l’appelons pas méthode ; plutôt l’excuse d’une entreprise : nous n’avons, au cours de ce travail, voulu connaître que le texte grec (tel que l’a établi Burnet pour l’édition d’Oxford) et, pour nous contrôler et brider, le latin de Marsile Ficin, dans l’édition lyonnaise de 1567. Nous suivions, de proche en proche (comme naguère pour l’Apologie de Socrate), la mélodie de la phrase platonicienne, la redisions et mûrissions, selon la vox cordis, la musique intérieure où elle se dépouillait, tantôt vite, tantôt très lentement, pour jaillir en sa nudité, avant de se trouver tout soudain, par grâce ou par illusion de la grâce, en possession d’un vêtement neuf, autre et même… Quel ? Celui qu’ont taillé pour nous, d’avance, non pas οἱ πολλοί (le grand nombre), comme dit le premier Alcibiade, mais les innombrables ancêtres, qui, par leurs hymnes, leurs cantiques, ainsi que par leurs quolibets et leurs proverbes, préparèrent, en une parfaite inconscience amoureuse, ce “beau français” que le monde moderne et les moyens de masse avilissent sans vergogne, mais, s’il vient à disparaître, que rien ne remplacera avant le Jugement dernier. »

     Pour notre humble part, nous nous sommes efforcé de rendre, autant que faire se peut, le style de l’original dans notre idiome, appliquant un précepte de traduction que l’on nous répétait lors de nos études de lettres classiques : la bonne traduction consiste à rendre le génie d’une langue dans le génie d’une autre. La notion de génie propre à une langue remonte au début du XVIIe siècle…

Notes

  • 1
    D.S., B.H., 1, 51 et Philstr. Tableaux, 570. Alors qu’il concerne une qualité humaine, dans les deux exemples cités, le terme de philocalie s’applique par extension à des œuvres d’art. — On connaît principalement trois auteurs du nom de Philostrate : Philostrate l’Ancien de Lemnos, sophiste et biographe né vers 190 apr. J.-C., et Philostrate le Jeune, son petit-fils, sophiste lui aussi, ayant vécu au IIIe siècle de notre ère. Il faut se garder de les confondre avec Philostrate d’Athènes ‒ de son nom latin complet Lucius Flavius Philostratus ‒ né vers 170, probablement dans l’île de Lemnos lui aussi, et mort en 240. Cet orateur et biographe romain de langue grecque, dont la vie est très mal connue, était vraisemblablement l’oncle de Philostrate l’Ancien et vivait dans la première moitié du IIIe siècle de notre ère. Il est l’auteur d’une biographie du philosophe néopythagoricien Apollonios de Tyane (16-97/98 apr. J.-C., ainsi que de la Galerie [antique] de tableaux, une série de soixante-cinq tableaux, réels ou fictifs ; ce texte fondateur est un recueil de descriptions de scènes représentées sous un portique d’une riche demeure de Naples.
  • 2
    Au fil du temps, la prononciation du grec a naturellement changé, suivant en cela les règles d’évolution phonétique des langues indo-européennes. Dès l’époque hellénistique et de la koïnè, ou kini (κοινή : langue commune), en effet, la prononciation “moderne” se substitue petit à petit à celle du grec ancien et classique, telle que cette dernière est en partie restituée par la prononciation dite érasmienne ; c’est ce que corroborent notamment les variantes de graphie, les transcriptions latines, les fautes d’orthographe des lapicides ou les fautes d’iotacisme des copistes de manuscrits, bien connues des papyrologues. Ainsi, tous les textes de l’ère chrétienne, Nouveau Testament compris, doivent être lus dans la prononciation du grec d’aujourd’hui.
  • 3
    L’hospitalité et l’hôte lui-même étaient placés sous la protection de Zeus Xénios / Ζεὺς Ξένιος. Dans l’Odyssée, d’Homère, l’adjectif ξεῖνος / xeïnos a souvent son sens premier d’étranger, venant d’un pays lointain, inconnu.
  • 4
    Ἡ φιλία est un substantif tiré du verbe φιλεῖν (avoir de l’affection pour) et ὁ ἔρως dérive du verbe ἐρᾶν, qui signifie s’éprendre, aimer.
  • 5
    Ἡ στοργή dérive du verbe στέργειν (aimer tendrement, chérir) et ἡ ἀγάπη, du verbe ἀγαπᾶν (chérir, aimer d’amour) ; agapân signifie en outre avoir du goût pour une chose, l’aimer. — C’est du substantif agapè que provient le mot français agape, emprunté en 1574 au latin chrétien (agape, (génitif) agapes), que l’on trouve dans des textes de l’apologiste Tertullien (IIIe s.). Au singulier, une agape désigne le « repas du soir pris en commun par les premiers chrétiens, au cours duquel était célébré le rite eucharistique. »  (Trésor de la langue française [TLF], Dictionnaire de la langue du XIXeet du XXe siècle, publié par le C.N.R.S. sous la direction de P. Imbs, Paris, 1973, vol. I, s.v.). Aujourd’hui, le mot ne s’emploie plus guère qu’au pluriel, aux sens de repas entre convives unis par des liens familiaux, amicaux ou autres ou de banquets somptueux.
  • 6
    Ὁ Θεὸς Ἀγάπη ἐστίν : 1 Jn, 4, 16.
  • 7
    Déjà chez Homère, l’adjectif kalós / καλός, signifie beau, noble, honnête, honorable, glorieux ; il s’oppose à aïschros / αἰσχρός, qui veut dire laid, disgracieux, et, au moral, honteux, vil, infamant (cf. Xénophon, Mémorables, 1,1,16 et Platon, Banquet, 183d). Lorsqu’il se rapporte à la beauté physique, il est souvent accompagné d’un second adjectif lié au sens de la vue, comme eueïdès /εὐειδής, signifiant d’aspect agréable, beau, gracieux. Dans la Cyropédie de Xénophon (7, 3, 16), τὰ καλά désignent les belles actions. Or c’est par l’intermédiaire de l’adjectif substantivé au neutre τὸ καλόν (to kalón) que ce terme a pris un sens moral pour désigner la vertu psychique. Par la suite, cette acception s’étendit aux autres genres, notamment dans la langue du Nouveau Testament : Ἐγώ εἰμι ὁ ποιμὴν ὁ καλός : Je suis le bon berger (Jean 10, 11). (Cf. Georges BABINIOTIS, Dictionnaire de la langue grecque moderne, Centre de lexicologie, Athènes, 2012, s.v.)  — Cette polysémie aussi bien physique que morale explique le fait qu’en grec moderne l’adjectif kalós / καλός veut dire bon, signification qui, sous l’influence de la morale et de la philosophie, dut apparaître assez tôt dans l’histoire de la langue, peut-être déjà à l’époque hellénistique.
  • 8
    R. FLACELIÈRE, Histoire littéraire de la Grèce, Paris, Fayard, 1962, p. 450.
  • 9
    Ce dont il fait part à la fin de sa Métaphysique.
  • 10
    Ou De la beauté  / Περὶ τοῦ καλοῦ, (1, 6, 1-9). Sixième traité de la 1re Ennéade ou Neuvaine, c’est un des textes les plus connus de l’œuvre de Plotin. On en complètera la lecture par celle du livre 8 de la 5e Ennéade (31e traité) et du livre 3 de la 3e Ennéade (48e traité), consacrés à la beauté intelligible / τὸ νοητὸν κάλλος. Dans ces deux textés, l’auteur traite de la beauté d’Hélène. — Sur Plotin, cf. infra, à la suite de la présentation d’Isocrate.
  • 11
    Il est question de la beauté principalement dans le Banquet, le Phèdre, le Gorgias, l’Hippias Majeur, ainsi que dans certains livres de la République. Dans l’Hippias Majeur, huit définitions du Beau sont successivement proposées, mais aucune n’est jugée juste ni même satisfaisante.
  • 12
    Si l’œuvre tout entière de Platon nous a été conservée, soit 42 dialogues et 13 lettres, de l’œuvre considérable d’Aristote seuls 47 ouvrages à peu près complets, ainsi que des fragments d’une centaine d’autres nous sont parvenus ! — V. au sujet de la transmission mouvementée des écrits d’Aristote Monique CANTO-SPERBER et alii, Philosophie grecque, Paris, « Quadrige Manuels », 2021, pp. 310ss.
  • 13
    Platon l’appelait littéralement intelligence de l’étude – νοῦς τῆς διατριβῆς  – et qualifiait sa maison de maison de lecteur – οἶκος ἀναγνώστου.
  • 14
    Du nom de Stagire, petite cité fondée en 655 av. J.-C. par des colons ioniens de l’île d’Andros (Cyclades), descendants probablement des Abantes et venus de Chalcis (Eubée), île d’origine ionienne comme Chios. Stagire est située au nord de la péninsule la plus orientale de la Chalcidique, qui correspond par métonymie au Mont-Athos actuel, lequel culmine à plus de 2000 m d’altitude à l’extrémité de celle-ci. — Rappelons que la mère d’Aristote, Phaestias, était née à Chalcis et que, selon Denys d’Halicarnasse (Epist. ad. Ammacum, 5), elle était de la race de ceux qui envoyèrent de Chalcis une colonie à Stagire, dans le cadre de la colonisation chalcidienne de l’ancienne province thrace qu’était la Chalcidique.
  • 15
    Auguste DIÈS, Platon, Paris, éd. E. Flammarion, coll. « Les Grands cœurs », 1930, p. 189 & 194. Ce dialogue particulièrement abstrus et dont la mise en scène rappelle celle du Banquet, appartient au genre logique et traite des Idées. — Traducteur remarquable de l’œuvre de Platon, A. Diès, historien de la pensée, philologue et philosophe, prêtre de son état, naquit en 1875 et décéda en 1958. « Par l’étendue de ses connaissances, par la sûreté de sa méthode et plus encore peut-être par son goût de l’histoire et son sens du réel, le chanoine Diès me semble le chercheur le mieux armé pour faire progresser les études sur la philosophie grecque et sur le platonisme, source de toute la civilisation occidentale.» (Paul Mazon, dédicataire de l’ouvrage).
  • 16
    L’école philosophique qu’Aristote fonda à l’âge de 50 ans était à l’origine un sanctuaire et un gymnase attenants à un enclos boisé et sacré, consacré aux Muses et à Apollon Lycien, épithète signifiant destructeur de loups, ou, mieux, le Lumineux. Elle était située sur un terrain acheté par un ami du philosophe, car son statut de citoyen résidant (métèque) ne lui permettait pas d’acquérir de biens fonciers. Aristote y aurait fait construire des édifices imposants dotés de portiques, à l’instar des gymnases, sous lesquels déambulait – péripatein / περιπατεῖν – le maître devisant avec ses disciples, d’où leur nom de promeneurs (péripatéticiens). La promenade du matin était réservée aux élèves avancés, des initiés en quelque sorte, auxquels le maître dispensait l’enseignement philosophique, dit acroamatique, ou ésotérique, tandis que celle de l’après-midi avait un caractère rhétorique et “exotérique”, s’adressant à des élèves débutants. — Des fouilles archéologiques ont mis au jour les vestiges de l’école d’Aristote, situés non loin du musée byzantin et chrétien d’Athènes.
  • 17
    M. CANTO-SPERBER et alii, op. cit., p. 257. — Le terme grec d’arétè / ἀρετή désigne une fonction, ainsi que la réalisation optimale et l’excellence de ladite fonction. A ce double emploi, Platon ajoute le fait que l’ordre de l’âme étant la première forme du bien humain, la vertu en est le premier effet. En outre, la vertu socratico-platonicienne doit être entièrement définie à partir de la réflexion et de la connaissance, grâce auxquelles le but et les moyens d’y parvenir sont clairement déterminés, d’où l’excellence, exprimant l’idée d’un accomplissement optimal (ibid.). Ainsi, “le bien humain auquel se rapporte la vertu désigne une manière d’être interne, consistant en l’harmonie établie dans l’âme entre ses différents composants et ses différentes fonctions.” (ibid., p. 258).
  • 18
    PLATON, Philèbe 64e : Κατέφευγεν ἡμῖν ἡ τοῦ ἀγαθοῦ δύναμις (litt. la puissance) εἰς τὴν τοῦ καλοῦ φύσιν· μετριότης γὰρ καὶ συμμετρία κάλλοςδήπου καὶ ἀρετὴ πανταχοῦ συμβαίνει γίγνεσθαι. Immédiatement après ce passage, la vérité est associée à la beauté et à la vertu, qui, par leurs proportions équilibrées, forment un bon mélange (summeixis / σύμμειξις).
  • 19
    L’ordre de l’âme (ἡ τάξις τῆς ψυχῆς) est ce que l’on appelle la partition, plus précisément la tripartition, ou subdivision en trois parties de l’âme humaine, exposée dans la République (4, 436a) et dans le Timée (69c), où elle acquiert sa forme définitive. La première partie est dite rationnelle : c’est le logistikon / λογιστικόν ; la seconde, irrationnelle, est elle-même subdivisée en deux parties : le cœur / to thymoeïdés / τὸ  θυμοειδές et la concupiscence /  to epithumètikon/ τὸ ἐπιθυμητικόν. La vertu la plus complète étant pour Platon la justice, c’est elle qui constitue l’ordre de l’âme.
  • 20
    (689d). Πῶς γὰρ ἄν, ὦ φίλοι, ἄνευ συμφωνίας γένοιτ’ ἂν φρονήσεως καὶ τὸ σμικρότατον εἶδος ; Οὐκ ἔστιν, ἀλλ’ ἡ καλλίστη καὶ μεγίστη τῶν συμφωνιῶν μεγίστη δικαιότατ’ ἂν λέγοιτο σοφία, ἧς ὁ μὲν κατὰ λόγον ζῶν μέτοχος. — Dans ce passage, le terme de la langue musicale symphonia, qui désigne un accord de voix ou de sons, est employé au sens figuré d’accord de sentiments, d’union, d’harmonie ;  c’est que le terme d’harmonia / ἁρμονία, qui, certes, signifie l’harmonie en général, soit la juste proportion, l’harmonie d’un tout, signifie d’abord l’ajustement, la jointure ; dans la langue musicale, il signifie gamme, échelle d’octave. — On sait l’importance que joue la musique chez Platon, dont les conceptions musicales trouvent leur origine dans la philosophie pythagoricienne du nombre. « L’esthétique pythagoricienne ne prend toute sa mesure qu’insérée dans une représentation du monde fondée sur le concept d’harmonie, principe de cohésion des éléments et des êtres. […] Reprenant les idées maîtresses de l’école de Pythagore, Platon les unifie en un système plus large, qui englobe des aspects tant physiques et cosmologiques qu’esthétiques ou éthiques. » (Brigitte VAN WYMEERSCH, La Musique comme reflet de l’harmonie du monde, l’exemple de Platon et de Zarlino [1517-1590], in Revue philosophique de Louvain, 1999, p. 289). — Sur le rapport de la vertu et de la science, cf. infra, note 39.
  • 21
    M. de WULF, ibid. — C’est à Plotin qu’il reviendra de relever que « la beauté objective n’est pas le seul élément de l’esthétique : si le beau est une propriété métaphysique des objets, il n’en est pas moins vrai que nous leur reconnaissons cette propriété parce que nous les jugeons beaux. » (J. COCHEZ, Esthétique de Plotin, (Suite), in Revue philosophique de Louvain, 1914, p. 165). Cet article fait suite à L’Esthétique de Plotin du même auteurparu dans la même revue l’année précédente (pp. 294-338).
  • 22
    PLATON, Philèbe 51c-d ; ce dialogue de genre éthique porte sur le plaisir. Le passage choisi, que nous avons retraduit, est partiellement cité par M. de Wulf (ibid.), qui mentionne également le fragment du livre 6 de la République reproduit ci-dessous, mais qu’il ne traduit pas). — A la fin de la 1re partie de cette introduction, est reproduite la version originale (en grec ancien) des fragments cités.
  • 23
    M. de WULF, ibid. — Cf. infra, vers la fin de cette 1re partie, la présentation détaillée du traité consacré au Beau.
  • 24
    Τὸ γὰρ καλὸν ἐν μεγέθει καὶ τάξει ἐστίν (Poét. 7, 4, 1450b). Le beau dont il est ici question concerne aussi bien “un être animé qu’un fait  quelconque”, qui doivent avoir certaines proportions, ni trop grandes, ni trop petites.
  • 25
    Rappelons que le terme grec de μορφή, que l’on traduit par forme (mot d’origine latine) désigne l’aspect extérieur, l’apparence, la forme d’un corps, dans un sens généralement positif ; chez les poètes, il a souvent le sens de beauté, que l’on retrouve dans l’adjectif composé eumorphos / εὔμορφος, signifiant de belle forme, beau, noble. De même,forma désigne en latin l’ensemble des traits extérieurs caractérisant un objet : conformation, type, notamment une belle forme, c’est-à-dire la beauté. Ainsi l’adjectif formosus veut-il dire beau, bien fait, élégant ; Cicéron en a même tiré le substantif formositas, qui n’apparaît que dans son traité Des devoirs (De Officiis), 1,126. — Quant à schéma / σχῆμα, il signifie figure, conformation, dessin extérieur d’une chose, ce qui est aussi le sens de schèmatismos / σχηματισμός.
  • 26
    J. HARDY, in compte rendu de l’ouvrage de K. SVOBODA, Esthétique d’Aristote, paru dans la Revus belge de philologie et d’histoire en 1928.
  • 27
    Πᾶσα τέχνη καὶ πᾶσα μέθοδος, ὁμοίως δὲ πρᾶξίς τε καὶ προαίρεσις, ἀγαθοῦ τινὸς ἐφίεσθαι δοκεῖ· διὸ καλῶς ἀπεφήναντο τἀγαθόν, οὗ πάντ᾿ ἐφίεται. (Traduction de Jules TRICOT, légèrement retouchée, parue aux éditions Les Échos du Maquis, 1959). — La citation finale définissant le bien est d’auteur inconnu.
  • 28
    Platon, République, 6, 508e-509a. — Socrate s’adresse à un interlocuteur du nom de Glaucon  déjà mentionné dans le Banquet : plus âgé qu’Adimante, présent dans l’Apologie de Socrate, l’un et l’autre sont des frères puînés de Platon.
  • 29
    Précisons le sens philosophique de certains termes : τὸ εἶδος / éïdos signifie l’apparence, l’aspect, la forme d’un objet ou d’une personne ; dans la langue philosophique, la forme s’oppose à la matière, hè hulè / ἡ ῠλη, et à l’espèce d’un genre (γένος) ; éïdos désigne en outre la notion abstraite et générale ayant une réalité objective, le principe de la vie intellectuelle. Comme éïdos, idéa / ἡ ἰδέα signifie l’apparence, l’aspect, la forme ; en philosophie toutefois, ce mot désigne plus particulièrement la forme propre à l’espèce, la notion formelle, la forme intelligible ; par suite, il correspond à l’idée, telle l’Idée du Bien, comme dans le fragment de la République cité ci-dessus. (D’après Médéric DUFOUR, Traité élémentaire des synonymes grecs, LXXIII. Forme). — Il est très important de noter que « le concept d’apparence, à proprement parler, n’appartient pas à la sophistique, quoique le milieu de la sophistique, soit l’apparence même ! C’est donc en un sens un malentendu. […] Pour les sophistes, en effet, l’apparence en soi est indéfinissable, parce qu’elle est le corrélat de l’instabilité de l’être, à l’intérieur d’une problématique pré-platonicienne : l’être est fuyant, sans unité pour ainsi dire sans substance ; […] et l’apparence est en fait identique à l’être. » Le milieu où se déploie la sophistique est celui d’une pensée définie et normée par le pour autrui, par l’opinion ; pour une pensée avant tout pragmatique, ce qui compte, « c’est la référence humaine, et non ce que les choses sont en soi, mais bien ce qu’elles sont pour les hommes. Or cela ne peut être désigné comme pensée de l’apparence que par une pensée qui a repéré un critère absolu de ce que sont les choses, une pensée sinon platonicienne, du moins éléate.»(D’après Jean-Louis POIRIER, Les Sophistes, La sophistique ancienne, inLes Présocratiques, Paris, Gallimard, “Bibliothèque de La Pléiade”, 1988, p. 1519).
  • 30
    Au point que, dans un article paru en 1977 sous le titre L’Art dialectique dans la philosophie d’Aristote, (in vol. 33, n° 2 de la revue Laval théologique et philosophique), Georges Frappier écrit : « la philosophie d’Aristote n’est intelligible que dans le contexte de la pratique dialectique. »
  • 31
    Auguste DIÈS, op. cit., p. 149, à qui nous empruntons également le long fragment suivant, extrait du 5e chapitre intitulé La science humaine, IV, p. 150s.
  • 32
    Son nom signifie qui honore Zeus. Le passage du Banquet relatif à l’enseignement initiatique que Socrate reçut de Diotime s’étend de 201d à 212a. — Cette ascension méthodique du sensible à l’intelligible, à l’Idée, est décrite dans le livre septième de la République (IDEM, op. cit., p. 137).
  • 33
    Auguste DIÈS, op. cit., p. 146. — La question de l’amour philosophique chez Platon est traitée aux pages 135ss. de cet ouvrage (Ve partie, chap. IV passim). 
  • 34
    Γνῶθι σαυτόν / Gnôthi saüton. Cette sentence rappelle à l’homme qu’il est mortel et que, de ce fait, il ne doit pas chercher à s’égaler aux dieux ni succomber à la démesure (hybris / ὕβρις), mais reconnaître et accepter humblement son essentielle faiblesse. C’est à croire en cette maxime que Socrate invite le jeune Alcibiade (cf. Platon, 1er Alcibiade, 124a, 133b & 134e), le convainquant que, pour être heureux, ce n’est pas le pouvoir absolu qu’il faut acquérir, mais la vertu ! (134b).
  • 35
    Tusculanes, 5, 4. Socrates autem primus philosophiam devocavit e caelo et in urbibus conlocavit et in domus etiam introduxit et coëgit de vita et moribus rebusque bonis et malis quaerere Même si les sophistes n’avaient pas cherché à le faire avant lui – les systèmes philosophiques s’étant ruinés d’eux-mêmes par leurs oppositions –  l’homme et les manifestations diverses de sa vie culturelle et spirituelle étaient au centre de leurs préoccupations : ce sont la langue, la poésie, la dialectique, la rhétorique, les arts, la géographie, l’histoire, la médecine, la politique et la religion ! « La foi de ce siècle nouveau était sans bornes dans la puissance de l’initiative humaine […]. Ce n’est pas un scepticisme d’école ni un désespoir métaphysique, c’est avant tout cette universelle conviction de la toute-puissance de l’homme, que traduisit la formule de Protagoras : L’homme est la mesure de toutes choses : il mesure l’être aux unes et le non-être aux autres. (A. DIÈS, op. cit.,p. 26s.) — Cf. aussi supra, note 31.
  • 36
    (71d). Etant du genre probatoire, ce dialogue porte sur la quête de la vertu. — Rappelons la polysémie du mot grec arétè / ἡ ἀρετή – traduit d’ordinaire par vertu – dont le sens général est celui de mérite ou de qualité par quoi l’on excelle (cf. supra, note 19). I) Chez Homère, il désigne des qualités physiques : force, agilité ; chez Xénophon, la beauté, chez Platon, la santé ; le mot peut aussi désigner des qualités de choses et d’objets divers. II) Il se rapporte en outre à des qualités de l’intelligence, de l’âme, désignant des mérites d’artisan, d’homme d’Etat, etc. Par ailleurs, il signifie la vaillance, le courage, la valeur en général ; dans les poèmes homériques enfin, s’agissant des dieux, “leur arétè, qui n’est pas une vertu au sens moral du mot, est cette excellence en toute chose à quoi l’on reconnaît les êtres supérieurs.” (Gabriel GERMAIN, Homère, Paris, éd. du Seuil, 1958, coll. “Ecrivains de toujours”, p. 72).
  • 37
    Emile CHAMBRY, Platon (dialogues), Paris, Garnier Flammarion, 1967, notice sur le Gorgias, p. 161.— Nonobstant la formule célèbre, mais un peu sommaire – qui ne se lit d’ailleurs pas telle quelle dans le texte –  la vertu, c’est la science, conclusion à laquelle semblent parvenir Socrate et Protagoras tout à la fin du dialogue du même nom (361a-362a), Platon précise dans le Ménon, que la vertu en soi “est certes une espèce de science”, qui ne saurait toutefois s’enseigner, puisqu’on ne lui connaît objectivement ni maître ni disciple (96a) ; en revanche, étant d’abord un bien, c’est une opinion vraie, qui, réveillée par de judicieuses questions, deviendra objet de connaissance (86a). « Si l’on reconnaît dans le Ménon la figure de Socrate, on n’y reconnaît pas toujours ses idées. La théorie de la réminiscence et les opinions vraies opposées à la science sont des conceptions toutes platoniciennes. » (E. CHAMBRY, op. cit., notice sur le Ménon, p. 321). — Le dialogue Le Protagoras est consacré à l’enseignement des sophistes et à celui de leur digne représentant ; arrivé la veille à Athènes, Protagoras se présente comme un professeur de vertu, raison pour laquelle, bien évidemment, Socrate lui demande de définir ce qu’il entend par là…
  • 38
    Du latin Summum Bonum – équivalent latin que l’on doit à Cicéron (De finibus, livre 2, chap.1, 2, 3, 5, etc., passim) – le Souverain Bien,qu’Aristote appelle du simple nom de bien – to agathon / τὸ  ἀγαθόν – éventuellement déterminé par un adjectif tel que parfait / τέλειον, ou excellent / ἄριστον, équivaut au bonheur le Souverain Bien est à l’évidence quelque chose de parfait : τὸ δ’ ἄριστον τέλειόν τι φαίνεται (Ethique à Nicomaque, 1, 6, 1097a). Notons qu’étymologiquement parlant, l’adjectif téleios (parfait) est lié au terme signifiant but : télos / τὸ τέλος. Or,choisi toujours pour lui-même [et non en vue d’autre biens], comme Aristote le précise immédiatement après, ce bien parfait semble se suffire à lui-même : τὸ γὰρ τέλειον ἀγαθὸν αὔταρκες εἶναι δοκεῖ (1097b). Platon aussi s’est penché sur cette question : Socrate et Philèbe – au début du dialogue du même nom, qui analyse entre autres le plaisir –  s’en remettent à Protarque pour s’accorder sur une définition de la vie heureuse [βίοςεὐδαίμων] ou bonheur [ἡ εὐδαιμονία] (Phédon, 115d). Pour Philèbe, élève des sophistes, elle consiste dans le plaisir, pour Socrate, dans la sagesse et l’intelligence (11d) ; en fait le bien (c.-à-d. le bonheur) réside dans un mélange de plaisir et d’intelligence, cette dernière ayant néanmoins la prééminence.
  • 39
    D’après Monique CANTO-SPERBER, op. cit., p. 406. — Cf. Ethique à Nicomaque (E.N.), 1, 6, 1096a s., où la doctrine desIdées platoniciennes est soumise à une critique serrée au nom de la vérité.
  • 40
    A. DIÈS, op. cit., p. 97.
  • 41
    E.N., 1, 7, 1098a : Tὸ ἀνθρώπινον ἀγαθὸν ψυχῆς ἐνέργεια γίνεται κατ᾽ ἀρετήν.
  • 42
    E.N., 1, 9, 1100a : δεῖ γάρ, ὥσπερ εἴπομεν, καὶ ἀρετῆς τελείας καὶ βίου τελείου.
  • 43
    E.N., 1,13, 1102a ; E.N., 1,8, 1099a : ἄριστον ἄρα καὶ κάλλιστον καὶ ἥδιστον ἡ εὐδαιμονία.
  • 44
    ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, livre 10, chap. 8, 1178b-1179a, dans la traduction de Jules Tricot, Paris, éd. Joseph Vrin, Librairie philosophique, 1959.
  • 45
    Λέγω τἀγαθὸν καλὸν εἶναι· […] et Socrate de poursuivre : eh bien, je dis donc, par conjecture, que ce qui n’est ni bon ni mauvais est ami du beau et du bon : λέγω τοίνυν ἀπομαντευόμενος, τοῦ καλοῦ τε κἀγαθοῦ φίλον εἶναι τὸ μήτεἀγαθὸν μήτε κακόν (Lysis, 217d). Cf. toutefois Hippias majeur, 297b-c. — Dans les Mémorables (3, 12, 5-7), Xénophon développe le lien existant entre le bon état du corps et celui de l’esprit, en matière d’activité intellectuelle en particulier.
  • 46
    Sur cette notion importante, on consultera le gros ouvrage (plus de 1200 pages !) de Félix BOURRIOT, Kalos Kagathos – Kalokagathia. D’un terme de propagande de sophistes à une notion sociale et philosophique, Hildesheim, Georg Olms, 1995, 2 vol. Cette volumineuse thèse de doctorat d’Etat est une synthèse quasi exhaustive de ce que l’on entend par ce syntagme adjectival et ce nom composé, que révèle une étude approfondie des textes eux-mêmes. — A noter que le verbe kalokagatheïn / καλοκἀγαθεῖν, qui existe aussi, mais est d’emploi très rare, se trouve dans un fragment de neuf vers d’une comédie d’Aristophane (Fragmenta Kock, n° 198) : il signifie pratiquer la vertu.
  • 47
    “L’extérieur étant l’image fidèle de l’intérieur, le philosophe Ariston disait qu’une âme vertueuse et noble transparaît à travers la fraîcheur et la grâce d’un corps…” (PLUTARQUE, Dialogue sur l’amour, 766F), cité par R. FLACELIÈRE, dans A propos du Banquet de Xénophon, compte rendu paru dans la Revue des études grecques en 1961 (p. 93-118). L’auteur, à qui nous empruntons certains éléments, analyse au début de son article le concept de kalokagathia (p. 95).
  • 48
    François OLLIER, Xénophon, Banquet – Apologie de Socrate, Paris, Les Belles lettres, 1972, p. 10. C’est en effet dans l’œuvre de Xénophon que l’on rencontre le plus grand nombre d’emplois de cette locution adjectivale et du nom composé formé sur elle. — Le terme français de banquet traduit imparfaitement le mot grec de symposion / συμπόσιον, qui devrait être rendu par beuverie, si le mot n’était connoté négativement. Ordinairement, le copieux repas terminé, les convives le prolongeaient volontiers en buvant ensemble, en conversant sur un sujet, généralement l’amour, ou en assistant à un divertissement, ce que reflète bien ce dialogue de Xénophon.
  • 49
    R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 301. — Xénophon naquit vers 426, soit dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, et mourut en 355 av. J.-C., environ.
  • 50
    Jean HATZFELD, Histoire de la Grèce ancienne, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1965, p. 168. — L’empire à la tête duquel se trouve Athènes est un empire maritime appelé Confédération ou Ligue de Délos, du fait que les contributions financières des cités qui en faisaient partie étaient déposées dans le sanctuaire d’Apollon de cette petite île des Cyclades. Ces fonds étaient gérés par des magistrats athéniens appelés Trésoriers des Grecs (hellénotames). — D’après la légende (mythologie), c’est à Délos que sont nés Phoebos Apollon et sa sœur jumelle Artémis, des amours de Zeus et de Lètô (Latone), fille des Titans Phoebé et Céos.
  • 51
    Cf. à ce sujet le chap. 9 du 10e livre de l’Ethique à Nicomaque, où Aristote note le fait que, de toutes les cités grecques ou presque, c’est à Sparte seulement « qu’on voit le législateur accorder son attention à la fois à l’éducation et au genre de vie des citoyens ; dans la plupart des cités, on a complètement négligé les problèmes de ce genre et chacun vit comme il l’entend, dictant à la manière des Cyclopes (!) la loi aux enfants et à l’épouse. » (Traduction de Jules Tricot). — Quant aux sophistes, qui, selon Aristote, se targuent d’enseigner la politique, ils la confondent manifestement avec la rhétorique, dans l’enseignement de laquelle ils se sont spécialisés (cf. la critique aristotélicienne de leur enseignement, dans le même chap. ad fin.).
  • 52
    A. DIÈS, op. cit., p 19s.
  • 53
    « Ceux-ci enseignent, si on les paie / A gagner par la parole aussi bien les causes justes que les injustes. » (Aristophane, Nuées, 98s.)  — Corax, le fondateur de la rhétorique, prétendait faire payer à son élève Tisias le prix de ses leçons. Refusant de s’acquitter de sa dette, celui-ci prouva à son maître qu’il avait parfaitement assimilé son enseignement en recourant au dilemme suivant : « Soit tu m’as appris la science de la persuasion, et alors je puis facilement te persuader que je ne te dois rien, soit tu ne m’as rien appris et, dans ce cas non plus, je ne te dois rien. » (Anecdote citée par R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 239). — Pour une présentation quasi caricaturale des sophistes, v. l’Euthydème de Platon, dialogue où Socrate relate à son vieil ami Criton une discussion qu’il a eue la veille au Lycée avec deux sophistes venus de Chios, Euthydème et son frère Dionysiodore. Modèle d’ironie socratique, ce dialogue met en scène deux personnages aussi infatués de leur savoir limité qu’ignorants de la dialectique !… C’est en fait une comédie en cinq actes, où Platon s’en donne à cœur joie en matière de mots à double sens et de quiproquos, afin de démasquer et de confondre les sophistes.
  • 54
    Le sens premier de sophos est habile de ses mains, puis prudent, sage ; enfin, initié à la sagesse, savant, docte, instruit. — Sur les divers emplois du terme de sophiste, citons ici l’intéressant témoignage d’Aelius Aristide, un rhéteur du IIe s. apr. J.-C. (117?-181?), qui, dans son Traité de rhétorique (2, 407), déclare qu’« à son sens,  nous ne savons absolument rien de l’usage et de la valeur que pouvait avoir, chez les Grecs, le mot de philosophie, et <que>, sur la philosophie elle-même, nous n’en savons guère davantage ! Hérodote ne donne-t-il pas le nom de sophiste à Solon, ainsi qu’à Pythagore ? Androtion (un historien de l’Attique du IVe s. av. J.-C. et scoliaste d’Isocrate) n’appelle-t-il pas sophistesceux qu’on appelle communément les Sept Sages, ainsi que Socrate, l’illustre Socrate ? Et Isocrate ? Il nomme sophistes ceux qui pratiquent l’art de la dispute, les dialecticiens, pour reprendre l’appellation qu’ils se donnent eux-mêmes ; en revanche, lui, il est philosophe ; philosophes aussi les rhéteurs et les politiciens. […] En fait, si je puis donner mon avis, sophiste était très probablement un terme générique, et par philosophie, on désignait une sorte d’amour du beau, liée à une recherche discursive, non pas telle qu’on la pratique de nos jours [au IIe s. apr. J.-C.], mais plutôt par allusion à une culture ayant valeur universelle. » (Traduit par J.-L. POIRIER, op. cit., p. 981).
  • 55
    Comme le prétendent le rhapsode Ion d’Ephèse et le sophiste Hippias, dans les dialogues de Platon intitulésrespectivement Ion et Hippias. C’est également la thèse du dialogue intitulé le Sophiste – terme dont Platon donne six définitions différentes – qui forme la suite du Théétète. — Si « Hippias a réponse à tout, c’est parce qu’à n’importe quelle question, il répond n’importe quoi, ou du moins ne fonde son savoir que sur une expérience, sans jamais l’ouvrir à une théorie du vrai. Bref, la science n’est pas système, parce que l’être n’a pas d’unité. Le savoir d’Hippias, c’est la science par la valorisation sociale de celle-ci : tout connaître et avoir réponse à tout, ce n’est pas connaître la vérité, c’est s’offrir à l’admiration des foules ! Il faut bien comprendre ceci : aux yeux des sophistes, pour connaître, il n’y a pas à pénétrer les secrets d’on ne sait quelle réalité : il n’y a pas de science ! Pour connaître, il suffit d’apprendre et de travailler. C’est là une conception scolaire du savoir : ce que l’on admire dans celui qui sait tout, ce n’est pas une science, à nos yeux impossible, c’est le premier de classe. Tout son savoir repose sur des procédés et la question que l’on se pose à son sujet ne concerne pas l’histoire des sciences, mais l’astuce : “comment a-t-il fait ?” C’est ainsi que les sophistes ont même pu proposer la quadrature du cercle ! Il suffit de disposer correctement les apparences. » (Jean-Louis POIRIER, ibid., p. 1522s.)
  • 56
    Aristophane, de la vie de qui nous ne savons quasi rien, naquit vers 445 et mourut vraisemblablement vers 385. Il écrivit 44 pièces, appartenant essentiellement au genre de la comédie ancienne, dont onze seulement nous sont parvenues. Prodigieusement précoce, il fit représenter ses premières comédies sous un nom d’emprunt, car il n’avait pas encore atteint l’âge légal de dix-huit ans ! Farouche tenant de l’éducation traditionnelle, il attaque violemment les sophistes en la personne de Socrate dans sa comédie Les Nuées, “[nuées] du ciel, ces grandes divinités des sophistes aux discours nébuleux”. (R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 280). Or, contrairement aux Nuées d’Aristophane et aux Flatteurs, une comédie perdue de son rival Eupolis (446-411 av. J.-C.), qui représentait aussi le philosophe en sophiste, le Protagoras de Platon – à qui l’idée de ce dialogue serait venue de cette comédie d’Eupolis précisément –  met en scène Socrate dans son vrai rôle, celui d’adversaire des sophistes, qu’il affronte de son ironie mordante. (cf. supra, note 39). Si l’on a, souvent à tort, traité Socrate de sophiste, c’est non seulement en jouant sur la polysémie du terme (cf. supra), mais aussi en tenant compte du fait que, dans les couches populaires, la tendance était moins de s’en prendre à une doctrine qu’à un personnage en chair et en os. Ajoutons néanmoins que c’est au disciple que l’on doit la valeur dépréciative du terme de sophiste (cf. infra, note 75).
  • 57
    A. DIÈS, op. cit., p. 53s. — Socrate reconnaît peu après le fragment cité “qu’<il demandait> souvent à ses interlocuteurs ce qu’ils voulaient dire, pour apprendre en même temps quelque chose”… διηρώτων ἂν αὐτοὺς τι λέγοιεν, ἵν’ ἅμα τι καὶ μανθἀνοιμι (Platon, Apol., 22b). La conjonction finale ἴνα suivie ici du mode optatif (oblique), souligne le fait que, tout en appartenant au passé du locuteur, cette attitude de Socrate est une constante de sa méthode dialectique (radical du présent du verbe μανθάνω). L’optatif garde sa valeur votive, même s’il s’agit d’un vœu pieu…
  • 58
    Livre 2, chap. 1, 1103ss.
  • 59
    Par la substitution d’un è long – η – à un é bref – ε.
  • 60
    Ε.Ν., 2, 1, 1103a : Ἐξ οὗ καὶ δῆλον ὅτι οὐδεμία τῶν ἠθικῶν ἀρετῶν φύσει ἡμῖν ἐγγίνεται. — A noter que le nom moderne d’éthique correspond en grec ancien à l’adjectif neutre pluriel substantifié : ta èthikà / τὰ ἡθικά, les choses morales, titre de l’ouvrage d’Aristote, intitulé en grec Ἠθικὰ Νικομάχεια. Le dédicataire de l’Ethique à Nicomaque est le fils qu’eut le philosophe de sa seconde épouse, Herpyllis, elle aussi originaire de Stagire.
  • 61
    E.N., 2, 6.
  • 62
    E.N., 2, 1, 1103b : Οἱ γὰρ νομοθέται τοὺς πολίτας ἐθίζοντες ποιοῦσιν ἀγαθούς : car telle est la volonté de tout législateur et tous ceux qui n’y parviennent pas manquent leur but ; c’est en cela que diffère une cité d’une autre, une bonne d’une moins bonne : καὶ τὸ μὲν βούλημα παντὸς νομοθέτου τοῦτ᾽ ἐστίν, ὅσοι δὲ μὴ εὖ αὐτὸ ποιοῦσιν ἁμαρτάνουσιν, καὶ διαφέρει τούτῳ πολιτεία πολιτείας ἀγαθὴ φαύλης.
  • 63
    E.N., 2, 1, 1106b: μεσότης τις ἄρα ἐστὶν ἡ ἀρετή, στοχαστική γε οὖσα τοῦ μέσου. Certains traducteurs rendent le terme grec mesotès par médiété, formé sur le latin classique medietas, qui signifie milieu, centre ; en latin tardif, il correspond à moitié, juste milieu.
  • 64
    Ibid, 1106 b-1107a : Ἔστιν ἄρα ἡ ἀρετὴ ἕξις προαιρετική, ἐν μεσότητι οὖσα τῇ πρὸς ἡμᾶς, ὡρισμένῃ λόγῳ καὶ ᾧ ἂν ὁ φρόνιμος ὁρίσειεν. μεσότης δὲ δύο κακιῶν, τῆς μὲν καθ᾽ ὑπερβολὴν τῆς δὲ κατ᾽ ἔλλειψιν.
  • 65
    Sentences, v. 432. Ce vers est l’apodose d’une proposition hypothétique irréelle : Si le dieu Asklépios avait accordé à ses enfants le don de guérir la méchanceté et les inclinations perverses des hommes, que de riches récompenses n’eussent-il pas obtenues ! — THEOGNIS de Mégare (570-485), grand poète élégiaque, vivait dans la seconde moitié du VIe siècle avant notre ère. « Aristocrate de caste, d’instincts et de principes, il semble avoir gouverné, ou du moins avoir contribué à gouverner, pendant quelque temps sa ville natale ; puis, sans doute à la suite d’une révolution contre le parti oligarchique – les coups d’Etat n’étaient pas rares dans la tumultueuse Mégare  –  il fut exilé ou s’exila par prudence. […] Il mourut très âgé, mais cet homme grave, rigide et grondeur, était sans doute de ceux qui font vite figure de vieillard. (Marguerite YOURCENAR, La Couronne et la lyre, Paris, Gallimard, 1979, p. 113s.). Ce qui nous est parvenu de lui a été conservé dans une sorte d’anthologie scolaire, qui retint de ses élégies des fragments moraux destinés à apprendre à la jeunesse les règles de la vie. De son œuvre nous connaissons quelque six cents distiques élégiaques et une soixantaine de distiques “érotiques”. « Ces courtes pièces tracent du poète un portrait individuel, complexe, certes, mais d’un relief et d’une cohérence extraordinaires. « Un poète parmi les plus grands, pour qui la poésie se confond avec l’inspiration et l’expiration même du souffle, se distinguant à peine du fait d’exister. » (M. YOURCENAR, ibidem.)
  • 66
    Né avant 460 av. J.-C., soit vers l’époque où Périclès faisait ses débuts dans la carrière politique, THUCYDIDE, comme Euripide (480-406 av. J.-C.)  avait suivi les leçons des sophistes ; à l’instar du grand tragique, il fut un styliste remarquable et ce qu’on appelle un esprit fort, ayant largement dépassé ses maîtres de rhétorique sophistique. Né dans une famille aristocratique, il était de tendance conservatrice, ce qui ne l’a pas empêché de reconnaître dans le démocrate Périclès, de noble extraction lui aussi, un remarquable homme d’Etat. Il dut mourir dans les premières années du IVe siècle av. J.-C.
  • 67
    Au livre 2, chap. 40 : Φιλοκαλοῦμέν τε γὰρ μετ᾽ εὐτελείας καὶ φιλοσοφοῦμεν ἄνευ μαλακίας. Dans les cinq chapitres précédents, Thucydide a présenté l’Attique et ses habitants autochtones sous leur meilleur jour, afin de les flatter. Il emploie deux verbes, philokaleïn / φιλοκαλεῖν et philosopheïn / φιλοσοφεῖν dans des sens bien spécifiques, rendus en français par un verbe et un complément. Le second verbe, avant de signifier s’adonner à la philosophie, veut dire faire effort pour devenir instruit ou sage. — En proclamant Athènes école de la Grèce, Thucydide ne pouvait manquer de susciter contre elle jalousie et ressentiment, de Sparte en particulier, qu’il critique indirectement, ainsi que des cités alliées ; plus ou moins contraintes (v. le cas de l’île de Mèlos !) par le fait de leur regroupement dans la Ligue de Délos, où, loin de jouir d’un statut d’isonomie, elles se sentaient plutôt sujettes d’Athènes, elles se tournaient vers Sparte, s’imaginant que Lacédémone respecterait davantage leur liberté.
  • 68
    Elie-Ami BÉTANT (1803-1871) Helléniste et philhellène genevois, premier secrétaire de Ioannis Capodistrias (1776-1831), consul de S.M. hellénique (le roi de Grèce), pédagogue dévoué et érudit scrupuleux, spécialiste de Thucydide et auteur du Lexicon Thucydideum, a enseigné 42 ans au Collège de Genève, fondé en 1559 par Jehan Calvin, établissement dont il fut “régent et principal”, c.-à-d. professeur et directeur. « Il appartient à cette catégorie de Genevois du XIXe siècle qui, animés de sentiments libéraux, répondent à l’appel de l’Hellade, en reviennent marqués et servent leur patrie particulière, selon des vocations diverses, avec un dévouement éclairé et une largeur de vue proprement européenne. » (Bertrand BOUVIER, in Le Collège de Genève, 1559-1959, p. 109).
  • 69
    « Ce qui définit Eschyle aux yeux d’Aristophane, qui le met en scène dans <sa comédie de critique littéraire> les Grenouilles, c’est qu’il fut un combattant de Marathon (1re guerre médique, 490 av. J.-C.), un Marathonomaque, autrement dit un homme de la grande et belle époque, où Athènes était glorieuse, où les Athéniens, sévèrement élevés, se conduisaient loyalement, en honnêtes gens et, à la guerre, se comportaient en héros : époque pleine de nobles vieilleries, que les contemporains d’Aristophane – né après la mort d’Eschyle – admirent, tout en la jugeant, par certains côtés, un peu ridicule… » (R. FLACELIERE, op. cit., p. 172s.). Le poète tragique, auteur de 90 tragédies, dont sept seulement nous sont parvenues, combattit effectivement à Marathon, à l’âge de 35 ans, puis à Salamine (2e guerre médique, 480 av.- J.-C.), où il en avait dix de plus !
  • 70
    Pierre CHIRON, “La relecture isocratique de la guerre de Troie : Hélène entre Orient et Occident”, Fabula / Les colloques, Représentations et réinterprétations de la guerre de Troie dans la littérature et la pensée occidentales (2016), p. 2 : http://www.fabula.org/colloques/document3775.php. Nous empruntons à cet article certains éléments de notre présentation d’Isocrate. — Le mot de culture correspond, en grec ancien, au terme de païdéia / παιδεία, dont le sens premier est celui d’éducation (des enfants).
  • 71
    Jean-Louis POIRIER, ibid., p. 1522. — Sur la flatterie du rhéteur, cf. infra, note 81.
  • 72
    Emile CHAMBRY, Platon (dialogues), Paris, Garnier Flammarion, 1967, notice sur le Gorgias, p. 162. Né à Léontium / Léontinoï, en Sicile en 487, Gorgias mourut à Larissa, en Thessalie, en 380 av J.-C., à l’âge de 105 ans. — La rhétorique est l’ouvrière de la persuasion, judiciaire en particulier ; elle a pour objet le juste et l’injuste (Gorgias, 453a ss.). Néanmoins, et Gorgias s’en défend, si la rhétorique est, comme toute chose, sujette aux abus, elle n’est pas responsable du mauvais usage qu’en font des orateurs malhonnêtes ! (ibid. 457b ss.), position que reprend Aristote dans sa Rhétorique. Dans la suite du dialogue, Platon dit par la bouche de Socrate tout le mal qu’il pense de la rhétorique, au cours de la discussion qu’a celui-ci avec Polos d’Agrigente, un disciple de Gorgias, ainsi qu’avec d’autres sophistes. Cf. aussi Phèdre 260a-262c, où Socrate qualifie l’art de discourir d’art ridicule et sans valeur (262c). C’est que la rhétorique, « ouvrière infaillible de la persuasion, n’a que faire d’un savoir exact et laborieux ; grâce à elle, celui qui ne sait pas sera plus persuasif que celui qui sait. Maîtresse de la croyance, elle tient les avenues du pouvoir. » (A. DIÈS, op. cit., p. 94.) —  « Le foyer à partir duquel s’organise la pensée sophistique, et qui sera la cible principale de  Platon – pour ne pas dire de tout ce que l’on appelle depuis philosophie – c’est le langage : un langage défini d’abord socialement, non comme moyen de dire l’être, mais comme moyen de communication avec autrui. Précisons bien : le langage n’est pas, <pour les sophistes>, un moyen de communiquer la pensée ; au contraire, ce qu’il communique, c’est la définition de la pensée ! Ainsi la rhétorique tient-elle lieu pour eux d’ontologie ; le discours vrai, c’est le discours compris par autrui, c’est-à-dire le discours persuasif. […]. Ce qu’il nous faut comprendre, c’est que derrière la rhétorique, il n’y a pas de mauvaise foi : la rhétorique est universelle ; elle se fonde, elle est fondée. Or, ce qui fonde la rhétorique, c’est une ontologie sans être. […] Gorgias la développe dans son Traité du non-être, qui articule, de la manière la plus rigoureuse, la possibilité d’une rhétorique comme science du discours autonome et l’inefficacité de l’être, en produisant un concept du néant préontologique : le rien. » La différence existant entre le rien et le néant se comprend par l’exclusion du principe d’identité, le néant se distinguant du rien en ce qu’il se définit par rapport à l’être. Ce que les sophistes récusent n’est donc pas l’être – ils savent bien, comme nous, qu’il y a des choses –  c’est une philosophie de l’être. (D’après Jean-Louis POIRIER, ibid., p. 1519s.) —V. cependant, à propos de la conception platonicienne de la rhétorique, l’article de Jean-Philippe WATBLED, La représentation de la rhétorique dans l’Antiquité grecque : de Platon à Aristote, Travaux & documents, 2013, 44, pp.151–161.
  • 73
    Diogène LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, Vie d’Aristote, 55. Le Sophiste fait partie des œuvres perdues du grand philosophe.
  • 74
    A. DIES, op. cit., p. 22.
  • 75
    IDEM, ibidempassim, p. 109-112. — Comparer infra, Plotin.
  • 76
    IDEM, ibidem, p. 98.
  • 77
    R. Flaceliere, op. cit., p. 339.
  • 78
    L’expression hè eristikè téchnè / ἡ ἐριστικὴ τέχνη se trouve dans le Sophiste (231c) de Platon.
  • 79
    Cf. Gorgias, 463a : (Socrate) j’appelle pour ma part le principe de cette occupation une flatterie : καλῶ δὲ αὐτοῦ [τοῦ ἐπιτηδεύματος] ἐγὼ τὸ κεφάλαιον κολακείαν […] οὐκ ἔστιν τέχνη, ἀλλ’ ἐμπειρία καὶ τριβή. — Rappelons ici que la critique platonicienne de la rhétorique est liée à celle de la politique, dont elle est partie prenante. Défendant sa philosophie idéaliste, Platon oppose dialectique à rhétorique. L’ignorance étant pour lui la cause du vice, pour pratiquer le bien, il faut le connaître. Etant donné que la rhétorique peut être utilisée à mauvais escient, elle est donc mauvaise en soi. Or l’art oratoire doit être distingué du but au service duquel on le met, ce que fait entre autres Aristote dans son traité consacré à la rhétorique. Enfin, l’aversion qu’a Platon pour les rhéteurs en général et les sophistes en particulier, qu’il englobe dans la même réprobation (Cf. Gorgias 465c), s’explique aussi par celle qu’il voue au régime prétendument démocratique, qui a condamné son maître vénéré au terme d’un procès inique, régime dont les rhéteurs et leur art sont des personnages emblématiques. — Sur l’incompréhension fondamentale séparant Platon des sophistes quant à la notion d’apparence, cf. supra, note 31.
  • 80
    De oratore, 2. 94 : ecce tibi est exortus Isocrates, magister istorum omnium, cujus e ludo tamquam ex equo Troiano meri principes exieruuntEt voici [pour toi] qu’apparaît Isocrate, le maître de tous ces orateurs, de l’école de qui, comme du cheval de Troie, ne sont sortis que des chefs. Cette phrase conclut une énumération de grands noms de l’art oratoire grec. Rappelons que Cicéron dédie son traité intitulé De l’orateur à son frère Quintus.
  • 81
    Cf., dans ce sens, les propos élogieux que Platon met dans la bouche de Socrate à propos du “jeune” Isocrate, à la fin du Phèdre (279a-b). Contrairement à ce qu’il fait dans le Gorgias, Socrate envisage aussi, dans le Phèdre, une rhétorique positive, associée à la dialectique dans sa quête de la vérité. Mentionnons par ailleurs un passage, au début du Lysis (204a), où Platon fait parler Socrate en termes laudatifs d’un sophiste, qui l’aime et le loue : Miccos, maître de palestre, dont il dit : ce n’est pas un méchant homme, mais un sophiste compétent / οὐ φαῦλός γε ἀνήρ, ἀλλ’ ἱκανὸςσοφιστής. Ce dernier terme doit probablement être entendu dans son sens courant d’homme savant et habile dans son domaine. On sait que les sophistes fréquentaient assidument palestres et gymnases, étant sûrs d’y trouver un jeune public, accompagné de parents et d’amis, tous  réceptifs à leur science et à leur habileté oratoire, qu’ils déployaient devant eux, profitant de la moindre discussion. — Sur certains aspects de la clairvoyance politique d’Isocrate, cf. l’article susmentionné de P. Chiron.
  • 82
    Inst. orat., 3,4,11 : Isocrates in omni genere inesse laudem ac uituperationem existimauit. — Le parfait historique de description existimavit est en français rendu par l’imparfait.
  • 83
    Οὐδὲ ταπεινῶς διῴκει τὸν αὑτοῦ βίον, ἀλλὰ φιλόκαλος ἦν καὶ μεγαλοπρεπὴς καὶ τοῖς φίλοις κοινὸς… (ibid., 10). Elégance et opulence sont associées par exemple dans l’habillement : “dans ta façon de te vêtir, tiens à faire preuve de bon goût sans ostentation : l’élégance est le propre du bon goût, ce qui est superflu relève de l’affectation” : Εἶναι βούλου τὰ περὶ τὴν ἐσθῆτα φιλόκαλος, ἀλλὰ μὴ καλλωπιστής. Ἔστι δὲ φιλοκάλου μὲν τὸ μεγαλοπρεπὲς, καλλωπιστοῦ δὲ τὸ περίεργον (ibid. 27).
  • 84
    Κάλλος μὲν γὰρ ἢ χρόνος ἀνήλωσεν ἢ νόσος ἐμάρανεν, πλοῦτος δὲ κακίας μᾶλλον ἢ καλοκαγαθίας ὑπηρέτης ἐστὶν, ἐξουσίαν μὲν τῇ ῥᾳθυμίᾳ παρασκευάζων, ἐπὶ δὲ τὰς ἡδονὰς τοὺς νέους παρακαλῶν. (ibid. 6). — Noter les deux aoristes gnomiques du début de la citation, qui expriment une réflexion morale ; contrairement à l’aoriste d’expérience, dont il émane, l’aoriste gnomique a sa pure valeur aspectuelle : rendu par un présent de l’indicatif, il est dépouillé de toute durée. (Cf. Jean HUMBERT, Syntaxe grecque, Paris, Librairie Klincksieck, 1960, § 247)
  • 85
    Οἷς δεῖ παραδείγμασι χρώμενόν ς’ ὀρέγεσθαι τῆς καλοκαγαθίας, καὶ μὴ μόνον τοῖς ὑφ’ ἡμῶν εἰρημένοις ἐμμένειν, ἀλλὰ καὶ τῶν ποιητῶν τὰ βέλτιστα μανθάνειν καὶ τῶν ἄλλων σοφιστῶν, εἴ τι χρήσιμον εἰρήκασιν ἀναγιγνώσκειν. (ibid. 51).
  • 86
    Sur le sens rhétorique de lieu [commun], équivalent du latin locus et du grec topos / τόπος, cf. Jean-Jacques RICHARD, Manuel de stylistique française, Etude pratique du langage affectif, Genève, éd. Slatkine, 2006, p. 197, 326n & 341.
  • 87
    Ce petit “manuel d’éducation” n’est d’ailleurs pas sans rappeler le traité des devoirs / De officiis de Cicéron (106-43 av. J.-C.), dernier écrit du philosophe, rédigé quelque temps après l’assassinat de Jules César, le 15 mars 44 av. J.-C., et un an avant son propre assassinat, le 7 décembre 43, par les séides de Marc Antoine. Il y résume ses idées en matière d’éthique stoïcienne. Destiné à son plus jeune fils Marcus, peu réceptif aux exhortations paternelles, ce traité s’adresse davantage au jeune Octave, le futur empereur Auguste.
  • 88
    Cf. par exemple Iliade, ch. 6, vv. 344-347, où Hélène dit à Hector qu’elle « n’est qu’une chienne, que tous ont en horreur. » (Trad. de R. Flacelière, in Homère, Iliade (Odyssée), Gallimard, “Bibliothèque de La Pléiade”). N’est-elle pas, dans une certaine mesure, responsable de la mort d’innombrables soldats, tant grecs que troyens ?
  • 89
    « Stésichore n’est plus guère connu aujourd’hui que par une légende, que rapportent <Platon (Phèdre, 243a-b) et> Isocrate, à la fin de son éloge. On disait qu’il avait, dans un de ses poèmes, insulté Hélène en racontant son enlèvement et ses adultères ; c’est pour cette offense à la beauté qu’il fut frappé de cécité ! Repentant, il écrivit sa fameuse Palinodie et recouvra la vue. Outre cette rétractation, dans laquelle il déclarait qu’Hélène n’avait en fait jamais été enlevée par Pâris – le héros troyen, trompé par les dieux, n’ayant séduit en fait qu’un fantôme (εἴδωλον), qui aurait pris sa place – Stésichore avait composé plus de vingt-six livres de poèmes, en majorité des hymnes religieux et des récits mythiques. » (M. YOURCENAR, op. cit., p. 102. — Stésichore, de son vrai nom Tisias, vécut à la fin du VIIe et au début du VIe siècle av. J.-C. C’est “l’un des maîtres de la poésie chorale, grand poète de style sévère, très admiré des Anciens”, dont le nom de plume signifie maître de chœurIl était fils d’Euphèmos d’Himère (Platon, Phèdre, 244a). — Rappelons qu’Hélène était fille de Zeus et de la mortelle Léda, épouse du roi de Sparte Tyndare, que Zeus avait séduite en prenant l’apparence d’un cygne. De cette union illégitime étaient nés deux enfants immortels, Pollux et Hélène, précisément. D’où la gravité de la faute de Pâris…
  • 90
    R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 337s.
  • 91
    A propos d’Aelius Aristide, cf. supra, note 56. — On ne peut s’empêcher de citer ici ces lignes de Paul-Louis Courier (1772-1825), officier d’artillerie, puis propriétaire terrien, épistolier et redoutable pamphlétaire, helléniste à ses heures, au style étincelant, qu’il s’est forgé par la lecture des auteurs du XVIe siècle français et des maîtres de la prose attique : ayant traduit, assez librement il est vrai, l’Eloge d’Hélène d’Isocrate, il écrit ces lignes à la dédicataire de cette traduction : « Remarquez, je vous prie, Madame, ce trait de l’ancienne galanterie. Au milieu des troubles de la Grèce, menacée des armes de Philippe et déchirée par les factions, ces orateurs, dont l’éloquence gouvernait le peuple et l’Etat, suspendaient les grandes discussions de la paix et de la guerre, et ajournaient en quelque sorte le salut public pour faire l’éloge de la beauté. Comparez à cela, s’il vous plaît, les doux propos et les fleurettes de nos petits maîtres modernes, à quoi se réduisent aujourd’hui tous les honneurs qu’on rend aux belles, et admirez combien ce titre, quoi qu’on en puisse dire, a perdu chez nous de ses prérogatives ! Pour moi, bien loin de convenir de la grande supériorité que nous nous attribuons à cet égard sur les anciens, je soutiens que plus on remonte dans l’antiquité, plus on retrouve les vrais principes de la galanterie ; et j’ai vu des femmes, aux lumières desquelles on pouvait s’en rapporter, regretter en cela la simplicité des temps héroïques, aussi supérieure, selon elles, à tout le clinquant d’aujourd’hui que la poésie d’Homère l’est aux Bouquets à Iris. — On désigne du terme de bouquets de petites pièces galantes écrites en vers pour une fête. Quant à la messagère des dieux, Iris, lorsque, selon la mythologie, elle déployait son écharpe, elle produisait un arc-en-ciel. Par métaphore, le poète désigne parfois de ce nom une femme aimée, dont il peut, par discrétion, taire l’identité.
  • 92
    Sur les lieux en rhétorique (topoï), v. supra, note 88. — Il y a deux manières de citer les traités de Plotin : l’ordre chronologique (soit l’ordre de rédaction de ceux-ci) et le système conçu par Porphyre (cf. Vie de Plotin, chap. 4 & 6), qui les regroupe en Ennéades ou Neuvaines. Nous les associons dans les notes de références. — Les indications qui suivent sont en partie empruntées à l’article d’Anne-Lise WORMS, La Beauté d’Hélène ou la Médiation du Beau dans les traités 31 (V, 8) et 48 (III, 3) de PlotinMethodos, 10 | 2010, mis en ligne le 29 mars 2010. Ces derniers complètent le traité intitulé De la beauté  / Περὶ τοῦ καλοῦ, de la 1re Ennéade (1, 6, 1-9), sur lequel nous nous appuyons.
  • 93
    Emile CHAMBRY, notice sur le Timée, p. 393.
  • 94
    M. CANTO-SPERBER et alii, op. cit., p. 618s. — Le titre antique du Parménide est Des Idées. Faisant suite au Théétète, dont il reprend le sujet, soit la nature et la définition de la science, le Parménide va donner à celle-ci un fondement véritable : la connaissance des formes éternelles et immuables. « Le geste décisif de Plotin en matière de métaphysique fut de rompre radicalement, sur le plan des principes, avec le médio-platonisme, tirant toutes les conséquences de la position de Numenius, qui identifiait le Bien au premier Intellect, faisant de celui-ci un principe supérieur au Démiurge, Démiurge qu’il identifiait à un second Intellect. » (IIDEM, ibid.) Sur la complexité de la pensée de Plotin, on se reportera aux pages 618 à 623 de cet ouvrage. — « La doctrine de Plotin, une des plus grandes doctrines philosophiques, est un pur mysticisme, enrichi d’une psychologie profonde et prenant appui sur une dialectique rigoureuse. » (Roger MUCCHIELLI, op. cit., p. 83).
  • 95
    COCHEZ, op. cit., p. 165.
  • 96
    Πόθεν δὴ ἐξέλαμψε τὸ τῆ͂ϛ  ̔Ελήνηϛ περιμαχήτου κάλλοϛ, ἢ ὅσαι γυναικῶ͂ν ̓Αφροδίτηϛ ὅμοιαι κάλλει ; cité dans l’article susmentionné. L’adjectif périmachètos / περιμάχητος (qui est l’objet d’un combat) figure également dans l’Eloge d’Hélène d’Isocrate (17), avec l’adjectif péribleptos / περίβλεπτος (attirant tous les regards), pour décrire la beauté dont Zeus a doté sa fille.
  • 97
    Cf. supra, note 31. Rappelons que le verbe éïdô / εἴδω signifie voir, observer, se représenter : la racine éïd-. est liée au sens de la vue et, par extension, à la connaissance, l’infinitif éidénaï / εἰδέναι signifiant être instruit, savoir.
  • 98
    Ou De la beauté  / Περὶ τοῦ καλοῦ, 1re Ennéade, chap. 6, 1-9. Cf. aussi supra, note 12.
  • 99
    Homère, Iliade, 3,  157.
  • 100
    Anne-Lise WORMS, ibid. — L’adjectif dios, dia, dion / δῖος, δῖα, δῖον signifie au sens propre [qui vient] de Zeus. Au sens de divin, il s’applique à des déesses et non à des dieux, par exemple à Charis, la Belle / Χάρις καλή, épouse d’Héphaïstos, qualifiée par Homère de divine d’entre les déesses / δῖα θεάων (Il. 18, 388). Au chant 4 de l’Odyssée, v. 305, Hélène est dite divine d’entre les femmes : δῖα γυναικῶν.
  • 101
    Cf. Euripide, Andromaque, v. 595, cité par A.-L. Worms.
  • 102
    … περὶ ψυχήν, ἀχρώματον μὲν αὐτήν, ἀχρώματον δὲ καὶ τὴν σωφροσύνην ἔχουσαν καὶ τὸ ἄλλο τῶν ἀρετῶν φέγγος, […] ἐπὶ πᾶσι δὲ τούτοις τὸν θεοειδῆ νοῦν ἐπιλάμποντα. De la beauté,1re Ennéade, chap. 5.
  • 103
    … παρουσίᾳ φωτὸς ἀσωμάτου καὶ λόγου καὶ εἴδους ὄντος. (ibid., 3)
  • 104
    Γίνεται οὖν ἡ ψυχὴ καθαρθεῖσα εἶδος καὶ λόγος καὶ πάντη ἀσώματος καὶ νοερὰ καὶ ὅλη τοῦ θείου, ὅθεν ἡ πηγὴ τοῦ καλοῦ καὶ τὰ συγγενῆ πάντα τοιαῦτα (ibid., 6).
  • 105
    Ἕως ἄν τις παρελθὼν ἐν τῇ ἀναβάσει πᾶν ὅσον ἀλλότριον τοῦ θεοῦ […] ἴδῃ […], ἀφ´ οὗ πάντα ἐξήρτηται καὶπρὸς αὐτὸ βλέπει καὶ ἔστι καὶ ζῇ καὶ νοεῖ· ζωῆς γὰρ αἴτιος καὶ νοῦ καὶ τοῦ εἶναι (ibid., 7).
  • 106
    Τοῦτο γὰρ αὐτὸ μάλιστα κάλλος ὂν αὐτὸ καὶ τὸ πρῶτον ἐργάζεται τοὺς ἐραστὰς αὐτοῦ καλοὺς καὶ ἐραστοὺς ποιεῖ. Οὗ δὴ καὶ ἀγὼν μέγιστος καὶ ἔσχατος ψυχαῖς πρόκειται… (ibid., 7). A celui qui ne l’a pas encore vu, il est possible de le désirer comme le Bien ; à celui qui l’a vu, il est accordé d’admirer le Beau lui-même : Ἔστι γὰρ τῷ μὲν μήπω ἰδόντι ὀρέγεσθαι ὡς ἀγαθοῦ· τῷ δὲ ἰδόντι ὑπάρχει ἐπὶ καλῷ ἄγασθαι. (ibid. 7).
  • 107
    Τίς οὖν ὁ τρόπος ; Τίς μηχανή ; Πῶς τις θεάσηται κάλλος ἀμήχανον ; (ibid., 8). Littéralement : de quelle manière (tropos / τρόπος) s’y prendre, à quel moyen (mèchanè / μηχανή / invention ingénieuse recourir pour admirer la beauté sur laquelle on n’a aucun moyen d’action (amèchanon) ; remarquer le jeu de mot μηχανή / ἀμήχανον, soulignant l’opposition entre le monde sensible et le monde intelligible.
  • 108
    Φεύγωμεν δὴ φίλην ἐς πατρίδα. Πατρὶς δὴ ἡμῖν, ὅθεν παρήλθομεν, καὶ πατὴρ ἐκεῖ (ibid., 8). C’est que, comme le déclare Ulysse retenu par Circé la magicienne, qui voulait l’épouser, rien n’est plus doux que la patrie et les parents (Odyssée, 9, 349) : …ὡς οὐδὲν γλύκιον ἧς πατρίδος οὐδὲτοκήων / γίγνεται…
  • 109
    Ταῦτα πάντα ἀφεῖναι δεῖ καὶ μὴ βλέπειν, ἀλλ´ οἷον μύσαντα ὄψιν ἄλλην ἀλλάξασθαι καὶ ἀνεγεῖραι, ἣν ἔχει μὲν πᾶς, χρῶνται δὲ ὀλίγοι (ibid., 8).
  • 110
    Comp. Platon, Banquet, 219a : ἥ τοι τῆς διανοίας ὄψις ἄρχεται ὀξὺ βλέπειν ὅταν ἡ τῶν ὀμμάτων τῆς ἀκμῆς λήγειν ἐπιχειρῇ : Crois-moi, dit Socrate à Alcibiade, la vision de l’intelligence commence à s’aiguiser lorsque celle des yeux se met à perdre de son acuité.
  • 111
    Comp. Platon, Phèdre, 254b : Ἰδόντος δὲ τοῦ ἡνιόχου ἡ μνήμη πρὸς τὴν τοῦ κάλλους φύσιν ἠνέχθη, καὶ πάλιν εἶδεν αὐτὴν μετὰ σωφροσύνης. A la vue <du jeune homme> la mémoire du cocher s’éleva vers l’essence de la beauté et il la revit debout, avec la tempérance, sur un piédestal sacré.
  • 112
    Cf. Platon, Rép. 6, 508b.
  • 113
    J. COCHEZ, op. cit., conclusion, p. 190s.
  • 114
    Roger MUCCHIELLI, La Philosophie, Guide pratique Bordas n° 44, p. 83.
  • 115
    Emile BRÉHIER, Histoire de la philosophie, Paris, 1923.
  • 116
    R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 444.
  • 117
    Sur les trois hypostases qui sont principes (Enn., 5, 1 : Des trois hypostases principales). Τί ποτε ἄρα ἐστὶ τὸ πεποιηκὸς τὰς ψυχὰς πατρὸς θεοῦ ἐπιλαθέσθαι, καὶ μοίρας ἐκεῖθεν οὔσας καὶ ὅλως ἐκείνου ἀγνοῆσαι καὶ ἑαυτὰς καὶ ἐκεῖνον ; Ἀρχὴ μὲν οὖν αὐταῖς τοῦ κακοῦ ἡ τόλμα καὶ ἡ γένεσις καὶ ἡ πρώτη ἑτερότης καὶ τὸ βουληθῆναι δὲ ἑαυτῶν εἶναι. C’est en ces termes que s’ouvre le 1er livre de la 5e Ennéade. Ainsi, s’étant dès l’origine séparées de Dieu, alors qu’elles sont de nature divine, les âmes se sont unies aux corps.
  • 118
    Cf. Traités 33, 9, 26 s. & 15, 38-40.
  • 119
    E.R. Dodds, The Journal of Roman Studies, 1960 (p. 1-7), cité par R. FLACELIÈRE, op. cit., p. 446, à qui nous empruntons aussi la citation précédente.
  • 120
    Platon, Phèdre 279 b-c. Ὦ φίλε Πάν τε καὶ ἄλλοι ὅσοι τῇδε θεοί, δοίητέ μοι καλῷ γενέσθαι τἄνδοθεν· ἔξωθεν δὲ ὅσα ἔχω, τοῖς ἐντὸς εἶναί μοι φίλια. Πλούσιον δὲ νομίζοιμι τὸν σοφόν· τὸ δὲ χρυσοῦ πλῆθος εἴη μοι ὅσον μήτε φέρειν μήτε ἄγειν δύναιτο ἄλλος ἢ ὁ σώφρων.  Ἔτ᾽ ἄλλου του δεόμεθα, ὦ Φαῖδρε; Ἐμοὶ μὲν γὰρ μετρίως ηὖκται. — Dès les premières pages du Phèdre (229a-230c), Platon décrit en termes bucoliques et poétiques les bords de l’Ilissos, où va se dérouler le dialogue portant précisément sur la Beauté. La description, interrompue par une digression mythologique, reprend ensuite, jusqu’à ce que les deux interlocuteurs soient confortablement installés sur l’herbe, au bord d’une source et à l’ombre d’un très grand platane. Dans ce cadre champêtre, Socrate se rappelle le mythe des cigales (ibid., 259a-e). —  Pan, dieu mineur et agreste, fils d’Hermès, protecteur des chevriers et des bergers et joyeux compagnon des nymphes des bois lorsqu’elles dansent, a un corps mi- animal, portant des cornes sur la tête et des sabots de caprins en guise de pieds, comme les hommes-chèvres qu’étaient les satyres. Il vit dans des lieux sauvages, montagneux et boisés. Musicien remarquable, tirant de sa flûte de roseaux des mélodies plus douces que le chant du rossignol, il était toujours amoureux de l’une ou l’autre des nymphes, mais perpétuellement éconduit en raison de sa laideur. Rappelons enfin que Socrate avait un physique ingrat.