PARAPHRASE VERSIFIÉE DU RÉCIT ÉVANGÉLIQUE, COMPOSÉE EN DIALECTE HOMÉRIQUE PAR SAINT NICODÈME L’ATHONITE
Publiée pour la première fois dans une version abrégée, aux pages 155-173 du gros recueil de Mélanges intitulé ΒΟΥΚΟΛΕΙΑ, offert à Bertrand BOUVIER, helléniste, professeur de langue et de littérature grecques modernes à l’Université de Genève (Genève, édition des Belles-Lettres, 1995), cette étude de la Paraphrase versifiée de la péricope évangélique selon saint Jean, relatant l’apparition à ses disciples, dans la chambre haute, du Christ ressuscité – paraphrase composée en dialecte homérique et en hexamètres dactyliques par saint Nicodème l’Hagiorite (1749-1809) – est parue en version intégrale dans le volume anniversaire [1978-1998] de la revue Ὕδωρ ἐκ Πέτρας [ἔτη ΙΔ’-ΚΑ’, ΤΕΎΧΗ XII-XVI], éditée par le Centre d’étude de la civilisation orthodoxe, sis à Ayos Nicolaos (Crète) en 20001Ἔκδοσις Κέντρου Μελέτης Ὀρθοδόξου Πολιτισμοῦ, Ἅγιος Νικόλαος [Λασιθίου] Κρήτης, .
La présente version, entièrement revue, soigneusement amendée et dûment complétée est pour l’heure inédite. Elle rétablit le texte original de la paraphrase tel qu’il parut en 1800 sur les presses du Patriarcat œcuménique de Constantinople ; ce texte est assorti d’un apparat critique signalant de menues corrections.
Replacée dans un contexte d’histoire littéraire, cette paraphrase est accompagnée d’une traduction française. Elle est suivie d’une analyse métrique du poème, ainsi que d’un commentaire philologique. Le tout est enrichi de nombreuses notes de bas de page, de longueur variable, et d’une bibliographie succincte.
INTRODUCTION
Patmos, grand monastère de Saint-Jean-le-Théologien 2L’évangile dit de l’amour étant considéré comme le plus théologique des quatre évangiles canoniques, l’auteur de celui-ci – le disciple que Jésus aimait (Jn 20, 2 ; 21, 7 & 20) – est de ce fait surnommé le Théologien. Outre l’évangéliste, auteur par ailleurs de trois lettres et de l’Apocalypse, deux autres saints portent également ce surnom : saint Grégoire de Nazianze (329-390), en raison du fait qu’il a contribué de manière décisive à l’élaboration du dogme de la Sainte-Trinité – raison pour laquelle on l’a appelé le théologien trinitaire – et saint Syméon le Nouveau Théologien (949-1022), le contemplatif de Dieu, dont la théologie visionnaire de la lumière incréée jouera un rôle central dans la théologie mystique de l’Eglise d’Orient. On pense avec raison que c’est probablement la toute première doctrine chrétienne purement mystique. “Brisant les cloisonnements entre ministères et charismes, il développa une théologie de la lumière et de l’expérience consciente de Dieu, qui ne tarda pas à déranger.” (Institut orthodoxe Saint-Serge de Paris). Cf. aussi infra, note 57). . C’est là que j’entends chanter, le jour de Pâques 1991, ce que je prends tout d’abord pour un hymne. Impressionné par la psalmodie, je demande à l’issue de l’office ce que c’était : « L’Evangile de la Résurrection en dialecte homérique », me répond-on. Intrigué, je veux en savoir plus, et d’abord m’en procurer rapidement un enregistrement, ce qui ne fut pas facile … Et les choses en restèrent là jusqu’au jour où je décidai de m’intéresser au texte de cet évangile, écrit dans une langue poétique prestigieuse.
Il s’agit d’une paraphrase en hexamètres héroïques 3Nom de l’hexamètre dactylique catalectique, vers consacré de l’épopée, que les Anciens appellent ἡρωϊκὸς στίχος (Platon, Lois, 958c, Aristote, Poétique, 4, 11) ou μέτρον ἡρωϊκόν (Aristote, Poét., 24, 8). du récit de l’apparition, dans la chambre haute, du Christ ressuscité à dix de ses disciples – Judas était déjà mort, et Thomas absent à ce moment-là – tel que l’Evangile selon saint Jean (20, 19-25) nous rapporte cet événement 4Cf. aussi Matthieu (Mt.) 28, 16-20 ; Marc (Mc) 16, 14-18 ; Luc (Lc) 24, 36-49 ― A côté du titre d’un ouvrage auquel nous renvoyons plus d’une fois, figure entre parenthèses l’abréviation sous laquelle il sera désormais cité.. Cette version en vers homériques est l’œuvre de saint Nicodème (1749-1809), moine à la Sainte-Montagne, nom consacré de la presqu’île monastique de l’Athos. Elle précède les douze traductions de ce texte lues le dimanche de Pâques aux vêpres dites de la Réconciliation (ἑσπερινὸς τῆς Ἀγάπης), au cours desquelles, s’agissant d’en souligner la portée universelle, la Résurrection est proclamée en différentes langues. Dans la tradition orthodoxe, cet office, qui commémore l’apparition du Christ aux disciples, s’appelle aussi la Seconde Résurrection. La première, célébrée dans la nuit du Samedi saint au dimanche de Pâques, commémore l’apparition du Ressuscité aux saintes femmes 5Cf. Mt. 28, 1-10 ; Mc 16, 9-11 ; Lc 24, 1-11 ; Jean (Jn) 20, 14-18.. Vêpres de la Réconciliation, littéralement de l’Amour : c’est par amour de l’humanité que le Verbe incarné meurt sur la croix, ce que symbolise le baiser de paix qu’échangent les fidèles à l’issue de ce service pascal en signe d’amour du prochain. Autrefois, coutume héritée de l’Eglise ancienne, un repas pris en commun était servi après cet office vespéral 6Cette coutume est à l’origine du mot français agape, emprunté en 1574 au latin chrétien. Au singulier, une agape désigne le « repas du soir pris en commun par les premiers chrétiens, au cours duquel était célébré le rite eucharistique. » (Trésor de la langue française [TLF], Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle, publié par le C.N.R.S. sous la direction de P. Imbs, Paris, 1973, vol. I, s.v.). Aujourd’hui, le mot ne s’emploie plus guère qu’au pluriel, aux sens de repas entre convives unis par des liens familiaux, amicaux ou autres ou de banquets somptueux. Pour plus de détails sur les vêpres de la Réconciliation, cf. Γ.Α. Μεγας, Ἑλληνικαὶ ἑορταὶ καὶ ἔθιμα τῆς λαϊκῆς λατρείας, Athènes, 1957, pp. 173-176. Traditionnellement au nombre de douze, les langues dans lesquelles peut être lu le texte évangélique, langues de peuples chrétiens, orthodoxes principalement, sont les suivantes : le vieux slavon (russe), l’albanais, le serbe, le roumain, l’arabe, le turc, le latin, le français, l’italien, l’allemand, l’anglais et l’arménien.
Nicodème l’Athonite (ou l’Hagiorite), de son nom de baptême Nicolas, naît en 1749 à Naxos. Ses parents, Antoine et Anastasie Callivourtsis, appartiennent à une riche famille de l’île. Comme il n’y a pas d’écoles à cette époque, c’est d’un prêtre que l’enfant reçoit ses premiers rudiments d’instruction. Profondément croyant et travailleur infatigable, le jeune Nicolas, qui de surcroît se révèle doué d’une mémoire prodigieuse, est envoyé à l’âge de quinze ans à la célèbre Ecole Evangélique de Smyrne, où il fait des études complètes de théologie et de philologie classique ; il y apprend en outre le latin, le français et l’italien. Nanti par ailleurs de connaissances médicales, astronomiques, économiques et même militaires, il revient dans son île natale en 1770, pour entrer au service du métropolite de Paros-Naxos, Anthimos Vardis, qui le présente à trois moines athonites. Initié par eux à la vie monastique, il décide en 1775 de devenir, lui aussi, moine au Mont-Athos et entre au monastère souverain de Dionyssiou. Afin de pouvoir mener la vie de prière et d’étude à laquelle il aspire, il se retire dans un ermitage près de Caryès, chef-lieu administratif de la Sainte-Montagne, où il entreprend l’élaboration d’une œuvre considérable, tout en copiant des codex pour subvenir à ses besoins matériels. De plus, il entretient une correspondance suivie avec divers lettrés de son temps, ainsi qu’avec Grégoire V, patriarche de Constantinople, qui fit deux longs séjours de huit ans au Mont-Athos. Il meurt le 14 juillet 1809 et est canonisé le 31 mai 1955.
Il a laissé plus de cent ouvrages dogmatiques, liturgiques et pastoraux. Poète habile, maîtrisant aussi bien la langue et la versification anciennes que modernes, il a écrit un grand nombre de tropaires et d’hymnes religieux. Chacun de ses livres s’ouvre sur une épigramme liminaire dédiée à l’œuvre, au lecteur ou à l’éditeur. Dans sa riche production poétique, la paraphrase en hexamètres héroïques occupe une place à part 7Le titre complet de ce texte, paru en 1800 (cf. infra, note 26) est :Ευαγγέλιον του εσπερινού της αγίας και μεγάλης κυριακής του πάσχα, ηρωϊκον, ἀναγινωσκόμενον ἐν αὐτῇ ὑπὸ τῶν βουλομένων. Ἥδη μεταποιηθὲν ἐπὶ τὸ βέλτιον ὑπὸ τοῦΔιορθωτοῦ εἰς δόξαν τοῦ Ἀναστάντος Χριστοῦ..
Pour le linguiste, la paraphrase est une « opération de reformulation aboutissant à un énoncé contenant le même signifié ou […] ayant une même structure profonde, mais dont le signifiant est différent, plus long notamment […]. Au point de vue littéraire, la paraphrase est une imitation d’ordinaire versifiée d’un passage de l’Ecriture sainte, que le poète amplifie généralement.» 8TLF, 1986, vol. XII, s.v.
Dans l’Antiquité gréco-latine, à l’origine, la paraphrase servait, avec le commentaire, à l’explication de texte. Tantôt elle restait proche de l’original, tantôt elle s’en éloignait plus ou moins, jusqu’à en devenir une adaptation assez libre. Les classiques la pratiquaient déjà : ainsi, dans la République (393d-394a), Platon nous donne la plus ancienne paraphrase en prose connue, celle du premier chant de l’Iliade, et nous savons par Photius que ce n’est pas la seule qu’ait faite le grand philosophe. Mais la paraphrase devint très vite un exercice en soi, le plus souvent de caractère oratoire, exercice de transposition et de variation sur un thème donné, très en vogue dans les écoles de rhéteurs du Iersiècle avant notre ère. La tradition s’en perpétua durant toute l’Antiquité tardive, et même bien au-delà. Un des auteurs les plus paraphrasés était Homère 9Cf. W. Schmid – O. Stählin, Geschichte der griechischen Literatur, Handbuch der klassischen Altertums-wissenschaft, I, Munich, 1929, p. 170, n. 12, où les auteurs donnent une liste des paraphrases antiques et d’époque chrétienne, connues ou mentionnées dans diverses sources.. A l’époque chrétienne, ce sont bien évidemment des textes bibliques que l’on paraphrase. Citons entre autres la version des Psaumes en hexamètres héroïques d’Apollinaire le Jeune, un contemporain de saint Grégoire de Nazianze, dont la technique servit de modèle à Nonnos 10Originaire de Panopolis (l’actuelle Akmîm) en Haute-Egypte, Nonnos (env. 400-470) vécut principalement à Alexandrie. Le nom de Nonnos, qui devait être à l’origine un sobriquet, était largement répandu dans l’Empire romain, en particulier dans les milieux asiatiques et chrétiens. pour sa transposition en hexamètres dactyliques de l’Evangile de Jean : sa Μεταβολὴ τοῦ κατὰ Ἰωάννην ἁγίου Εὐαγγελίου, un exercice d’amplification et de versification plus modeste que ses Dionysiaques – son œuvre majeure, pour laquelle il s’est forgé une métrique exigeante qu’il maîtrise bien et qui lui vaudra de nombreux imitateurs – révèle un auteur très au fait des questions théologiques. A noter qu’elle n’est pas intitulée παράφρασις, mais μεταβολή : ce mot de la terminologie musicale désigne diverses transpositions ou variations mélodiques, rythmiques ou autres d’une composition 11On connaît l’importance du rythme dans la musique antique et l’intimité du lien unissant les mots grecs du vers aux sons de la langue grecque ; la prédominance des transpositions rythmiques ne surprend donc pas : metabol[e], id est transitu[s] ad aliud rhythmi genus, précise Quintilien (Inst. or., 9, 4, 50). Voir aussi la définition de Platon, Rép., 3, 397b-c. Nonnos a donc écrit une transposition rythmée du quatrième évangile. Sur la métabolè, cf. Paulys, Real-Encyclopädie der klassischen Altertumswissenschaft, neue Bearbeitung, XV, s.v., col. 1313-1314..
Mais pourquoi ce besoin de paraphraser les textes bibliques ? Ceux-ci ne se suffisent-ils pas à eux-mêmes ? C’est que « la transposition en vers de livres édifiants répondait à un goût alors très répandu. On croyait autour de Nonnos, et il dut croire, comme ses contemporains, que la versification pouvait donner plus de prix aux récits du christianisme. On ne remarquait pas que le travail de versification consistait surtout à inventer des épithètes superflues et à substituer des périphrases aux termes propres. Nonnos n’a guère fait autre chose, malgré un effort de précision et de simplicité. » 12A. et M. Croiset, Histoire de la littérature grecque, Paris, 1899, vol. V, p. 1000. Est-ce à cause de ce genre de productions que le mot de paraphrase, en français, a souvent le sens péjoratif de « développement explicatif d’un texte, verbeux et diffus, qui ne fait qu’en délayer le contenu sans que rien soit ajouté au sens ou à la valeur » de celui-ci ? 13TLF, loc. cit. supra (note 7). Il n’empêche que Nonnos ne fut pas le dernier représentant du genre, il s’en faut : la paraphrase avait encore de beaux jours, de beaux siècles même devant elle. Nombre d’auteurs après lui, jusque dans le Μoyen Αge byzantin et même au-delà, s’obstinèrent à couler des concepts chrétiens dans d’antiques moules païens, inadaptés au grec de leur temps, ne parvenant pas à faire leur deuil de la langue et de la prosodie anciennes 14Cf. K. Krumbacher, Geschichte der byzantinischen Literatur (GBL), Hdb. der klass. Altertumswissenschaft, IX, Munich, 1897, 2e éd., p. 909, § 400. — A Byzance aussi la paraphrase occupait, avec le commentaire de texte, une place importante dans l’enseignement littéraire. Au Moyen Age, la paraphrase d’Homère la plus prisée était celle qui est attribuée à Michael Constantin Psellos, publiée à Paris en 1851 par J. F. Boissonade. A noter que l’on observe le même phénomène en latin.. Cet attachement désespéré de nombre de lettrés grecs à un état révolu de la langue s’est perpétué, mutatis mutandis, jusqu’à une époque relativement récente, dans la défense de la langue dite savante, la καθαρεύουσα. Or, non contents de versifier à l’ancienne, certains de ces zélateurs de l’Antiquité classique recourent en outre à un idiome aussi prestigieux qu’inintelligible au commun des mortels : le dialecte homérique.
C’est que les poèmes d’Homère connurent très tôt un immense prestige, qui ne fit qu’aller croissant durant la période classique, comme en témoignent les concours de récitations homériques institués un peu partout en Grèce et la popularité des rhapsodes allant de ville en ville ; ce nonobstant l’opinion de Platon qui, dans sa cité idéale, excluait ces poèmes de son programme d’éducation morale de la jeunesse 15Cf. Rép., 598d-601c ; il est vrai qu’il reconnaît un peu plus loin (606c) : « τὴν Ἑλλάδα πεπαίδευκεν οὗτος ὁ ποιητής »., tentant par là de réagir entre autres contre le véritable culte que l’on rendait à Homère 16Platon, Lois, 658d.. L’œuvre du Poète 17Aristote, Poét., 1458b et Rhét., 1, 7, 1355a ; 2, 3, 1380b. par excellence était devenue, depuis le VIe siècle, un objet de vénération autant que d’étude, phénomène qui ne s’est pas atténué durant les siècles ultérieurs, tant dans le monde grec que romain. Son œuvre passait en effet pour une sorte “d’encyclopédie du savoir humain”, ein Universallehrbuch 18W. von Christ, Geschichte der griechischen Literatur, Munich, 1912, p. 185. . Xénophon ne fait-il pas dire à un des personnages du Banquet : Ὅμηρος ὀ σοφώτατος πεποίηκεν σχεδὸν περὶ πάντων τῶν ἀνθρωπίνων ? 19(B., 4, 6) : Homère, ce sage accompli, a embrassé dans ses poèmes presque tout ce qui a trait à la vie humaine.(Τraduction d’Eugène Talbot, Xénophon, Œuvres complètes, Paris, Hachette, 1879, t. 2, p. 217).
Au IIIe siècle avant J.-C., le poète latin Livius Andronicus traduit l’Odyssée en vers saturniens ; le style des Annalesd’Ennius est fortement marqué par celui d’Homère, tout comme celui de l’Enéide de Virgile. Nombre de lettrés romains lisent le grec, et, jusqu’à la fin de l’Antiquité, les poèmes homériques sont, dans les écoles romaines, lus dans le texte original. Néanmoins, au Ier siècle de notre ère, un large extrait de l’Iliade, intitulé Epitomè (Abrégé) est traduit en hexamètres latins : c’est l’Homerus Latinus, l’Homère qu’on lira en Occident durant tout le Moyen Age, jusqu’à la parution, en 1488 à Florence, de la première édition en grec ancien de l’Iliade et de l’Odyssée par les soins de Démétrios Chalkokondylès. Près de vingt-cinq siècles après avoir été composés, ces poèmes parlent encore à l’homme de la Renaissance, comme ils parlaient au Grec et au Romain de l’Antiquité. Le souffle épique qui les traverse reflète un sens dramatique certain, ainsi qu’un art éprouvé de la composition, autant de qualités littéraires qui ne sauraient laisser le lecteur indifférent.
A sujet noble, langue et mètre nobles. L’hexamètre dactylique, le vers épique par excellence, n’est vraisemblablement pas grec d’origine. D’ailleurs, on ne le trouve dans aucune langue indo-européenne hormis le latin, qui l’a imité du grec. Il semble que les Grecs l’aient emprunté aux populations préhelléniques qui vivaient dans le bassin égéen, lorsqu’ils sont venus s’y établir. Or, le grec étant un idiome où les brèves sont nombreuses, ce mètre lui convenait beaucoup moins bien que le rythme iambo-trochaïque. Il a donc fallu déployer des trésors d’ingéniosité pour couler cette langue dans un moule métrique étranger. C’est ce qui explique en grande partie le mélange dialectal, les modifications phonétiques, les bigarrures morphologiques, les tournures formulaires, les nombreux accommodements métriques enfin, tels l’allongement du même nom et le hiatus, en quoi abondent les poèmes homériques. Ainsi le mètre a-t-il joué un rôle déterminant dans la formation de la langue épique, au point que l’on a pu dire, en fait à tort, que « la langue de l’épos est fille de l’hexamètre » 20Jean Bérard (1908-1957) in Homère, Odyssée, Paris, Hachette 1985, p. 72 (1re éd. 1952). Historien et archéologue – et non linguiste – il est fils de Victor Bérard (1864-1931). Originaire de Morez, dans le Jura, son père, historien et géographe français, helléniste, diplomate et homme politique, est connu entre autres pour sa traduction en prose rythmée de l’Odyssée et ses tentatives de reconstitution des voyages d’Ulysse. En vue d’un projet d’édition illustrée de l’Odyssée, il s’associe au photographe suisse Fred Boissonnas (1858-1946), originaire de Genève, avec qui il entreprend plusieurs voyages, afin de photographier des sites où aurait passé Ulysse.. C’est donc cette langue composite, moulée dans un mètre d’emprunt, qui, pendant des siècles, eut la faveur des poètes en dépit de l’évolution phonétique et morphologique du grec, évolution à laquelle dut s’adapter en particulier la poésie, qui passait progressivement d’une métrique quantitative (ou prosodique), fondée sur la succession de syllabes brèves et de syllabes longues, à une métrique de rythme accentuel, fondée sur le nombre des syllabes et la place de l’accent du mot, dit accent d’intensité ou accent tonique. C’est avec le choriambe du fabuliste Babrios (IIe siècle après J.-C. ?) qu’apparaît une versification populaire reposant justement sur ces deux éléments. Sans pouvoir déterminer avec précision la date du passage d’un système à l’autre, on pense qu’il s’est produit de manière progressive au cours du règne des Ptolémées en Egypte.
La poésie religieuse ne put rester à l’écart de cette évolution, bien que, durant les premiers siècles de notre ère, elle subît encore fortement l’influence paralysante de la prosodie classique. Comme dans la poésie profane de l’époque, les imitations savantes de la poésie antique n’y manquent pas. L’un des plus célèbres représentants de cette école est saint Grégoire de Nazianze, qui vécut au IVe siècle et fut patriarche de Constantinople de 379 à 381. Sa riche production poétique est, à deux exceptions près, fidèle à la tradition : il compose des hexamètres dactyliques, des distiques élégiaques, des trimètres iambiques, des septénaires trochaïques, etc. 21Auteur de quelque dix-sept mille vers, il les écrivit principalement entre 381 et 390. Dans son poème composé en trimètres iambiques et intitulé Εἰς τὰ ἒμμετρα / A propos de mes vers (P.G. 37, 1329-1336), entre autres raisons du choix de la forme poétique il cite la concision du vers et la facilité d’assimilation par la jeunesse des enseignements versifiés. — Les exceptions sont un hymne à la Vierge et un hymne vespéral : cf. K. Krumbacher, GBL, p. 661, § 270, n. 5. Animé d’un sentiment religieux réel, il jouit d’une grande admiration, et son œuvre a suscité de nombreux commentaires ; lecture de chevet probablement de saint Nicodème, elle fut longtemps une référence poétique pour les auteurs de poésie religieuse. Néanmoins, quelles qu’en soient l’élévation spirituelle et les qualités littéraires indéniables, elle ne touchait guère la grande masse des fidèles. Ce n’est que quand la poésie chrétienne se sera affranchie des règles aussi contraignantes qu’anachroniques de la métrique ancienne pour adopter résolument les nouveaux types de vers à rythme accentuel, tels le trimètre iambique byzantin de douze syllabes et surtout le célèbre vers politique de quinze syllabes – création qui serait spécifiquement byzantine 22D’où son nom, politique signifiant de la Polis / la Cité par excellence, Constantinople, capitale de l’Empire romain d’Orient – comme Urbs désigne la Ville de Rome. (Id., ibid., pp. 648-651, § 267). La vitalité millénaire de ce vers consacré de la poésie grecque moderne – qui, pour Krumbacher (cf. p. 551), semble résulter de la contamination du trimètre iambique et du tétramètre trochaïque – est un phénomène étonnant de l’histoire des formes poétiques populaires. ― En ce qui concerne les mètres antiques bien adaptés à la nature de la langue grecque – ce qui n’est pas le cas, nous l’avons vu, de l’hexamètre dactylique – nous voudrions citer Samuel Baud-Bovy. Dans son ouvrage intitulé Essai sur la chanson populaire grecque (Nauplie, Fondation ethnographique du Péloponnèse, 1983), l’helléniste et musicologue suisse fait remarquer que les chœurs d’Aristophane marqués d’un caractère populaire présentent une large congruence de l’accent tonique et de l’accent métrique : « comme pour le décapentasyllabe iambique […], on pourrait admettre que [le vers trochaïque de quinze syllabes] procède directement du vers antique correspondant, le tétramètre trochaïque catalectique ; d’autant plus que, chez Aristophane, les vers trochaïques qui s’accommodent aussi bien d’une lecture ‘accentuelle’ que d’une lecture ‘métrique’ sont beaucoup plus nombreux que les vers iambiques.» Et l’auteur de citer comme exemple les vers 728-9 des Grenouilles (op. cit., p. 63, n. 1 ad fin.). Pour S. Baud-Bovy en effet, le vers politique de quinze syllabes dérive du « tétramètre iambique catalectique ‘aristophanien’, ce vers nettement populaire de l’Antiquité » (p. 28, n. 1).– qu’elle produira des chefs-d’œuvre impérissables, propres à toucher le cœur des fidèles 23Cf. K. Krumbacher, ibid., pp. 694-701. Le principe de la nouvelle poétique est désormais le nombre des syllabes et l’accent d’intensité, soit les deux seules choses que l’on entendait alors. On n’a pas substitué l’accent du mot à l’accent métrique, on a purement et simplement abandonné les mètres anciens pour des vers de longueur plus ou moins égale, regroupés en strophes se terminant d’ordinaire par un refrain. Ces vers, généralement rimés, présentent toutefois un type de rime qui n’est pas de la même nature que la rime de la poésie moderne, empruntée à la poésie romane au XVe siècle. Il s’agit plutôt d’un procédé stylistique et rhétorique : l’assonance, qui remonte à l’Antiquité. Très prisée d’Homère, des tragiques, ainsi que des grands prosateurs tels Platon, Isocrate et d’autres, l’assonance servait de point de repère à l’auditeur, lui permettant de savoir où commençait et où finissait chaque vers ou période, ce qui l’aidait à percevoir la structure du poème, du discours, ou du raisonnement philosophique. La poésie religieuse portera ce procédé à un haut degré de développement. — Les strophes s’appellent τροπάρια (tropaires) ou οἶκοι, traductions grecques d’un terme hébreu signifiant la maison ou le chant ; l’équivalent français est stance, de l’italien stanza (séjour, chambre, strophe), correspondant au mot grec οἶκος. Le terme τροπάριον est un diminutif de τρόπος, qui désigne l’échelle des huit tons musicaux hérités de la musique antique et régissant les divers hymnes. Le refrain terminant chaque strophe s’appelle ἐφύμνιον ou ἀκροτελεύτιον. — Du grec ὕμνος par l’intermédiaire du latin hymnus, tous deux masculins, hymne est aussi du masculin en français, la distinction établie par le Dictionnaire de l’Académie française – qui veut qu’il soit féminin lorsqu’il désigne les cantiques latins chantés ou récités à l’église – n’ayant pas lieu d’être, comme Littré déjà le relevait.. Si c’est au Ve siècle que l’on place les débuts de la poésie hymnique, c’est principalement aux VIe et VIIe siècles que le genre s’épanouira. Le plus illustre représentant en est Romanos le Mélode, qui vécut probablement dans la première moitié du VIe siècle. Auteur de nombreux hymnes d’une beauté insurpassable, il peut être considéré comme le plus grand poète religieux de langue grecque de tous les temps 24Mentionnons aussi, au VIIe siècle, le patriarche Sergios, l’auteur présumé de l’Hymne acathiste, un chant de louange à la Vierge composé à la suite du siège de Constantinople par les Avares en 624, siège victorieusement repoussé. Cet hymne est l’un des plus populaires de l’hymnologie byzantine : il se compose de quatre parties, que l’on chante séparément aux vêpres des quatre premiers vendredis du Carême de Pâques ; l’avant-dernier vendredi précédant la Semaine sainte, on chante l’hymne en entier. L’épithète d’acathiste s’explique par le fait que les fidèles sont deboutdurant l’exécution de cet hymne..
Ces exercices de transposition n’ont toutefois pas été pratiqués qu’en grec ancien, voire en dialecte homérique : on a aussi, beaucoup plus tard, il est vrai, transposé en langue vulgaire tant des textes religieux que des textes historiques ou des chroniques. Ainsi, cette paraphrase de larges extraits de l’Ancien et du Nouveau Testament, écrite par Georgios Choumnos en 28’000 vers politiques rimés à la fin du XVe ou au début du XVIe siècle 25Cf. Krumbacher, ibid., pp. 818 ss. – Au nombre des paraphrases bibliques, citons encore la paraphrase des neuf Odes en trimètres iambiques,composée au Xe siècle par Ioannis Géométris, une figure attachante de la littérature religieuse (ibid., pp. 734 s.). Le terme grec ᾠδή voulant dire chant, les neuf Odes sont une série d’hymnes de louanges, dont les huit premiers sont tirés de l’Ancien Testament et le neuvième, du Nouveau Testament : Lc 1, 46-55 : Le cantique de la Vierge Marie, la future Mère de Dieu (le Magnificat) et 68-79, le cantique de Zacharie. La 1re ode est le cantique de Moïse (Ex., 15, 1-9) ; la 2e est le second cantique de Moïse (Dt. 32, 1-43) ; la 3e est la prière d’Anne, mère du prophète Samuel (I S., 2, 1-10) ; la 4e est la prière du prophète Habacuc (Ha. 3, 2-19) ; la 5e est la prière du prophète Esaïe (Es., 28, 9-20) ; la 6e, la prière du prophète Jonas avalé par le monstre marin (Jo., 2, 3-10) ; la 7e est la prière de louange et d’action de grâce des trois jeunes gens, amis du prophète Daniel, jetés dans la fournaise (Dn. 3, 26-56) et la 8e est l’hymne que chantent ces trois hommes, glorifiant et bénissant Dieu pour la miraculeuse protection qu’Il leur a accordée. (Dn. 3, 57-88). — Sur les paraphrases en langue vulgaire, cf. le même ouvrage passim, en particulier pp. 221, 377, 398 ss. et 448.. Mais il s’agit là d’exemples isolés : les adeptes de ce genre d’exercice, en effet, sont généralement des tenants de la tradition archaïsante, une longue tradition des lettres grecques, dans laquelle s’inscrit la paraphrase en hexamètres héroïques, composée à la fin du XVIIIe siècle par saint Nicodème l’Athonite.
texte évangélique
Ἐκ τοῦ κατὰ Ἰωάννην ἁγίου Εὐαγγελίου (κ’, 19 – 25) 26Le texte grec de l’Evangile selon saint Jean, que nous reproduisons ci-dessus et qu’a paraphrasé Nicodème, est la version officiellement en usage dans l’Eglise orthodoxe, version reconnue par le Patriarcat de Constantinople. Reposant sur le texte dit antiochien ou syrien – du fait qu’on en situe généralement l’origine aux environs de l’an 300 à Antioche – il est attesté par l’immense majorité des manuscrits grecs, en particulier les plus récents. Appelé aussi texte byzantin ou κοινὴἔκδοσις (édition commune), il est vite devenu la version la plus utilisée dans l’Empire de Byzance. C’est à partir de variétés tardives de ce texte que furent faites les premières éditions imprimées du Nouveau Testament. Pour avoir conservé le plus grand nombre possible des leçons données par les sources, en particulier les manuscrits médiévaux, il est dit confluent : en effet, dans un souci d’élégance et de clarté, il harmonise entre eux des passages plus ou moins parallèles et amalgame des variantes d’un même passage. Régulièrement réimprimé depuis 1520, il est devenu pour plus de trois siècles le textus receptus, ou texte communément reçu depuis l’invention de l’imprimerie. — Si le travail philologique avait déjà commencé à l’époque de la Réforme du XVIe siècle (Nouveau Testament d’Erasme), c’est surtout à partir du XIXe siècle que la critique textuelle s’est attachée à retrouver un texte plus proche du texte originel que le textus receptus. On s’est donc fondé sur un autre type de texte : le texte dit alexandrin ou égyptien, auquel les spécialistes reconnaissent une grande valeur critique du fait qu’il s’appuie sur des manuscrits des IIIe et IVe siècles. Ce travail philologique et théologique, appliquant avec rigueur les règles de la critique textuelle, est à la base des éditions critiques disponibles aujourd’hui, dont la plus répandue est celle de Nestle-Aland. — (Cf. Traduction œcuménique de la Bible (TOB), Nouveau Testament, Paris, éd. du Cerf, 1973 : voir en particulier l’Introduction au Nouveau Testament, pp. 19-23 ; v. aussi Encyclopaedia Universalis, Paris, 1990, t. XXII, art. « Testament », p. 348, 3 : le texte du Nouveau Testament.
Oὔσης ὀψίας, τῇ ἡμέρᾳ ἐκείνῃ, τῇ μιᾷ τῶν σαββάτων, καὶ τῶν θυρῶν κεκλεισμένων, ὅπου ἦσαν οἱ μαθηταὶ συνηγμένοι διὰ τὸν φόβον τῶν Ἰουδαίων, ἦλθεν ὁ Ἰησοῦς καὶ ἔστη εἰς τὸ μέσον καὶ λέγει αὐτοῖς· Εἰρήνη ὑμῖν. Καὶ τοῦτο εἰπὼν ἔδειξεν αύτοῖς τὰς χεῖρας καὶ τὴν πλευρὰν αὐτοῦ. Ἐχάρησαν οὖν οἱ μαθηταὶ εἰδόντες τὸν Κύριον. Εἶπεν οὖν αὐτοῖς ὁ Ἰησοῦς πάλιν· Εἰρήνη ὑμῖν. Καθὼς ἀπέσταλκέ με ὁ Πατήρ, κἀγὼ πέμπω ὑμᾶς. Καὶ τοῦτο εἰπὼν ἐνεφύσησε καὶ λέγει αὐτοῖς· Λάβετε Πνεῦμα Ἁγιον· ἄν τινων ἀφῆτε τὰς ἁμαρτίας, ἀφίενται αὐτοῖς· ἄν τινων κρατῆτε, κεκράτηνται.
Θωμᾶς δέ, εἷς ἐκ τῶν δώδεκα, ὁ λεγόμενος Δίδυμος, οὐκ ἦν μετ’ αὐτῶν, ὅτε ἦλθεν ὁ Ἰησοῦς. Ἔλεγον οὖν αὐτῷ οἱ ἄλλοι μαθηταί· Ἑωράκαμεν τὸν Κύριον. Ὁ δὲ εἶπεν αὐτοῖς· Ἐὰν μὴ ἴδω ἐν ταῖς χερσὶν αὐτοῦ τὸν τύπον τῶν ἥλων καὶ βάλω τὸν δάκτυλόν μου είς τὸν τύπον τῶν ἥλων καὶ βάλω τὴν χεῖρά μου είς τὴν πλευρὰν αὐτοῦ, οὐ μὴ πιστεύσω.
TRADUCTION
Le soir de ce même jour, qui était le premier de la semaine, alors que, par crainte des Juifs, les portes de la maison où étaient réunis les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, se tint au milieu d’eux et leur dit : « La paix soit avec vous. » Puis, ayant dit cela, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent tout joyeux lorsqu’ils virent le Seigneur. Jésus alors leur dit de nouveau : « La paix soit avec vous. Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. » Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit : « Recevez l’Esprit saint : ceux à qui vous remettrez leurs péchés, ils leur seront remis, ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. »
Or, Thomas, l’un des Douze, celui que l’on appelle Didyme, n’était pas avec eux lorsque Jésus vint. Les autres disciples lui dirent donc : « Nous avons vu le Seigneur. » Mais il leur répondit : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas. »
PARAPHRASE 27Le texte de la Paraphrase que nous reproduisons, hormis les sept premiers vers, est celui du Manuel du moine NICODÈME, un petit livre de 48 pages publié sur les presses du Patriarcat de Constantinople en 1800 et contenant, entre autres, des hymnes de la Semaine sainte. L’intitulé exact en est le suivant : ΕΓΧΕΙΡΙΔΙΟΝ περιέχον τὰ ᾀσματικὰ ἐγκώμια καὶ τὸν κανόνα τοῦ ἐπιταφίου, τὰ ἐν τῷ Τριωδίῳ τετυπωμένα, ἐπιμελῶς ἤδη διορθωθέντα, μετὰ καὶ τοῦ ἀναστάσιμου κανόνος τῆς λαμπροφόρου ἡμέρας τοῦ Πάσχα. Τύποις ἐκδοθὲν πατριαρχεύοντος τοῦ παναγιωτάτου καὶ θειοτάτου οἰκουμενικοῦ Πατριάρχου κυρίου κυρίου ΝΕΟΦΥΤΟΥ.
Ἀναλώμασι μὲν καὶ δαπάνῃ τοῦ τιμιωτάτου καὶ φιλοχρίστου ἐν πραγματευταῖς κὺρ Σεραφείμ, υἱοῦ Ἀθανασίου Μουρμούρογλου, τοῦ καταγομένου ἐκ χωρίου Φερτέκ, καὶ ἤδη κατοικοῦντος ἐν τῇ κατὰ Καισάρειαν κωμοπόλει τῇ καλουμένῃ Νεμσεέρ, εἰς ψυχικὴν αὐτοῦ τε καὶ τῶν γονέων αὐτοῦ σωτηρίαν. Ἐπιμελείᾳ δὲ καὶ διορθώσει ΝΙΚΟΔΗΜΟΥ ΜΟΝΑΧΟΥ, εἰς ὕμνον τοῦ ὑπὲρ ἡμῶν ταφέντος καὶ ἀναστάντος Χριστοῦ τοῦ Θεοῦ ἡμῶν, καὶ εἰς εὐχερεστέραν χρῆσιν τῶν ἐν ταῖς ἐκκλησίαις ψαλλόντων. Ἐν τῷ τοῦ Πατριαρχείου τῆς Κωνσταντινουπόλεως Τυπογραφείῳ, ἐτει 1800, σσ. 47 ἑ.
ΠΑΡΑΦΡΑΣΙΣ ΕΙΣ ΗΡΩΪΚΟΝ ΕΞΑΜΕΤΡΟΝ
ΥΠΟ ΤΟΥ ΑΓΙΟΥ ΝΙΚΟΔΗΜΟΥ ΤΟΥ ΑΓΙΟΡΕΙΤΟΥ
Ὄφρα κε νωϊτέροισι ἐν οὔασι πάγχυ βάλωμεν | |
θέσφατον ἱμερόεσσαν ἁγνὴν Εὐάγγελον ὄπα, | |
μειλίξωμεν ἄνακτα Θεὸν μέγαν οὐρανίωνα. | |
Ἰθυτενεῖς · Σοφία. Εὐαγγελίοιο κλύωμεν. | |
5 | Εἰρήνη χαρίεσσ’ ἐπ’ ἀπείρονα δῆμον ἐσεῖται. |
Ἐκ δ’ ἄρ’ Ἰωάννοιο τόδ’ ἔστι βροντογόνοιο. | |
Ἀλλ’ἄγετ’ ἀτρέμεσι χρησμοὺς λεύσωμεν ὀπωπαῖς. | |
Εὖτε δὴ ἠέλιος φαέθων ἐπὶ ἕσπερον ἦλθε | |
καὶ σκιόντο ἀγυιαὶ ἐπὶ χθονὶ πουλυβοτείρῃ, | |
10 | ἥματι ἐν πρώτῳ ὅτε τύμβου ἆλτο Σαωτήρ, |
κληϊσταὶ δὲ ἔσαν θυρίδες πυκινῶς ἀραρυῖαι, | |
βλῆντο δὲ πάντες ὀχῆες ἐϋσταθέος μεγάροιο, | |
ἔνθα Μαθηταὶ ὁμοῦ τε ἀολλέες ἠγερέθοντο, | |
μυρομένοι θανάτῳ ἐπ’ ἀεικέϊ Χριστοῦ ἄνακτος, | |
15 | καὶ χόλον ἀφραίνοντα Ἰουδαίων τρομέοντες · |
ἤλυθε δὴ τότε Χριστὸς Ἄναξ θεοειδέϊ μορφῇ, | |
ἔστη δ’ἐν μεσάτῳ ἀναφανδὸν καὶ φάτο μῦθον · | |
Εἰρήνη ὑμῖν φίλη, ἡσυχίη τ’ ἐρατεινή. | |
Ὡς εἰπὼν ἐπέδειξεν ἑὴν πλευρὴν ἰδὲ χεῖρας. | |
20 | Γήθησαν δὲ Μαθηταὶ, ἐπεὶ ἴδον Ευρυμέδοντα. |
Τοὺς δ’αὖτις προσέειπεν Ἰησοῦς οὐρανοφοίτης · | |
Εἰρήνη ὑμῖν φίλη, ἡσυχίη τ’ ἐρατεινή. | |
Ὡς ἐμὲ πέμψε Πατήρ, ὃς ὑπέρτατα δώματα ναίει, | |
ὧδ’ ἐγὼ ὑμέας εἰς χθόνα πέμπω εὐρυόδειαν. | |
25 | Ὡς ἄρα φωνήσας μύσταις ἔμπνευσ’ ἀγορεύων · |
Πνεῦμα δέχνυσθ’ ἅγιον, φαεσίμβροτον, ὑψιθόωκον. | |
Ὧν μὲν ἀτασθαλίας θνητῶν ἀφέητ’ ἐπὶ γαῖαν, | |
τοῖσί νύ που ἀφίενται ἐς οὐρανὸν ἀστερόεντα. | |
Ὧν δ’ ἄρ’ ἐπεσβολίας ὑπερφιάλων κρατέητε, | |
30 | τοῖσιν ἀλεκτοπέδῃς κεῖναι σθεναρῇς κρατέονται. |
Θωμᾶς δ’ ᾧ ἐπίκλησις ἅπασι Δίδυμος ἀκούειν | |
οὐχ ἅμα τοῖς ἄλλοις μύσταις πρὶν ὁμώροφος ἔσκε, | |
Ἰησοῦς ὅτ’ ἔβη εἴσω μελάθροιο ἑταίρων. | |
Ἴαχον οὖν ἄλλοι τούτῳ ἐρίηρες ἑταῖροι · | |
35 | Εἴδομεν ὀφθαλμοῖσιν Ἰησοῦν Παγκρατέοντα. |
Τοὺς δ’ ἀπαμειβόμενος Θωμᾶς προσέφησεν ἀτειρής · | |
Ἴχνια ἤν μὴ ἴδω μετὰ χείρεσιν ἡλοτορήτῃς, | |
δάκτυλον ἐμβάλω τε ἐκείνου ἔνδοθι χειρός, | |
χεῖρα τ’ ἐμὴν εἴσω πλευρῆς εἰ ῥεῖα βαλοίμην, | |
40 | οὔποτε ὑμετέροισι λόγοις κεφαλῇ κατανεύσω. |
28 τοῖσί νύπου Manuale : correxi : τοῖσιν ἦ που Neocleous 38 ἐμβάλλω Manuale et edit. : correxi 39 οἷ Manuale : correxi
TRADUCTION DE LA PARAPHRASE
PARAPHRASE EN HEXAMÈTRES HÉROÏQUES DE SAINT NICODÈME L’ATHONITE
Afin que nos deux oreilles soient parfaitement touchées | |
par la Bonne Nouvelle, parole divine, voix pure et désirable, | |
apaisons le Dieu grand, le Seigneur, le maître du ciel. | |
Mettons-nous droits ! La Sagesse. Ecoutons l’Evangile. | |
5 | Une paix aimable sera sur l’immensité de la terre habitée. |
Evangile selon Jean, soit le fils du Tonnerre. | |
Allons ! Sans trembler du regard, contemplons les oracles. | |
Lorsque le soleil lumineux eut atteint le couchant | |
et que l’ombre gagnait les rues sur la terre nourricière, | |
10 | le premier jour, celui où le Seigneur avait bondi de son tombeau, |
dans une salle bien construite, dont les portes solidement façonnées | |
étaient fermées et tous les verrous tirés, | |
le groupe des disciples se trouvait là rassemblé, | |
pleurant la mort infamante du Christ le Seigneur | |
15 | et redoutant des juifs la colère insensée ; |
c’est alors que vint le Christ le Seigneur, sous une divine apparence. | |
Il se tint bien visible au milieu d’eux et leur dit ces paroles : | |
« La paix soit avec vous et l’apaisement tant désiré ! » | |
Ayant ainsi parlé, il leur montra son côté et ses mains. | |
20 | Les disciples furent remplis de joie lorsqu’ils virent le Seigneur du monde. |
Et Jésus, le souverain du ciel, leur dit de nouveau : | |
« La paix soit avec vous et l’apaisement tant désiré ! | |
De même que m’a envoyé le Père, qui habite les plus hautes demeures, | |
De même je vous envoie par les routes du vaste monde. » | |
25 | A ces mots il souffla sur ses initiés en disant : |
« Recevez l’Esprit saint, qui luit sur les hommes et siège dans les lieux très hauts. | |
Ceux des mortels dont sur terre vous remettrez les actes d’orgueil | |
Se les verront assurément remettre dans le ciel étoilé ; | |
mais les arrogants dont vous retiendrez les invectives | |
30 | se les verront retenir, prisonniers à jamais de liens puissants. » |
Thomas, qui pour tout le monde répond au surnom de Didyme, | |
n’était pas dans la salle avec les autres initiés le jour | |
où Jésus entra dans la maison de ses disciples. | |
Ceux-ci donc, en disciples fidèles, lui dirent en chœur : | |
35 | « Nous avons vu de nos yeux Jésus le Tout-Puissant. » |
Prenant alors la parole, Thomas leur dit, inébranlable : | |
« Si je ne vois pas les marques dans ses mains percées de clous, | |
Si je ne mets pas le doigt à l’intérieur de sa main, | |
Si je ne peux pas facilement mettre la main dans son côté, | |
40 | Jamais je n’ajouterai foi à vos affirmations. » |
COMMENTAIRE DE LA PARAPHRASE
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
La paraphrase attribuée à Nicodème l’Athonite compte quarante vers. Les sept premiers correspondent aux paroles que prononce le prêtre avant la lecture de la péricope évangélique du jour, tandis que les trente-trois suivants paraphrasent le texte biblique proprement dit. Ces trois nombres ne sont certainement pas dus au hasard : sept et quarante sont des chiffres sacrés 28Le chiffre 7, symbole de la plénitude, « implique un retrait, une mutation dont il [manifeste] l’aspect négatif ; […] il symbolise une totalité, donc une mort, un effacement nécessaire à la nouvelle naissance qui sera vécue en 8 » (v. p. ex. le septénaire apocalyptique). “Le nombre 7 est symbole de changement de cycle, de mort pour une résurrection.” (Annick de Souzenelle, Le Symbolisme du corps humain, Paris, Albin Michel, coll. « Espaces libres », pp. 34, 68 et 246). — Quant au nombre 40, toujours selon le même auteur, hébraïsante de confession chrétienne orthodoxe et spécialiste de l’Ancien Testament, il est associé à un temps d’épreuve : « Toutes les traditions rendent compte de cette notion d’épreuve liée au nombre 4 : la mise en quarantaine répond à une loi ontologique. Chez les Egyptiens comme dans le monde judéo-chrétien, les quarante jours qui suivent la mort préparent un passage difficile à franchir. » Et l’auteur de donner un certain nombre d’exemples : les 40 ans que le peuple hébreux a passés dans le désert, le jeûne de 40 jours du Christ dans le désert après son baptême, la date de l’Ascension, la gestation dans le ventre maternel, qui est de « sept quarantaines », etc. « Tous les exemples, que nous pourrions multiplier sur ce thème à travers les différentes traditions, rendraient compte de cette même notion de séjour-arrêt dans un lieu d’épreuve précédant un passage vécu comme une fête. » (EAD., ibid., pp. 63 s.) — En outre, en hébreu, comme en grec d’ailleurs, la numération se fait à l’aide des lettres de l’alphabet ; ainsi la lettre hébraïque Mem (מ), 13e des 22 lettres de l’alphabet hébreu (et phénicien), correspond au chiffre 40, tout comme la lettre grecque mu / μ’. Rappelant par sa forme graphique les vagues se formant à la surface de la mer, que l’on retrouve dans la lettre M tant grecque que latine, elle symbolise l’eau, élément changeant, instable, ambigu même, évoquant cycles et alternances, dont ceux de la vie et de la mort. C’est la raison pour laquelle le terme hébreu mayim / מַיִם, mot-miroir signifiant les eaux, est toujours au pluriel, laissant entendre qu’il existe divers types d’eaux, celles du bas, liées à la matière au sens large, et celles du haut, liées à l’esprit et à la spiritualité. Si le chiffre 4 symbolise le monde manifesté, soit le corps de la nature, multiplié par 10, il en exprime plénitude et perfection. , tandis que trente-trois évoque l’âge présumé du Christ au moment de sa mort.
Il semble que cette introduction ne soit pas de Nicodème : la langue en est moins soignée que celle du reste du poème et le style non dénué d’emphase. On y décèle en outre quelques maladresses : Ἰθυτενεῖς (v. 4), Εἰρήνη χαρίεσσ’ ἐπ’ ἀπείρονα δῆμον ἐσεῖται (v. 5), voire des incohérences (χρησμοὺς λεύσωμεν, v. 7) que notre traduction n’a pas cherché à gommer. La métrique, correcte dans l’ensemble, en est un peu monotone, ne présentant pas la variété de la suite. Ces éléments, ajoutés au fait que ces sept vers ne figurent pas dans le Manuel de 1800, nous incitent à penser qu’ils sont d’une autre plume : celle du correcteur mentionné dans le long intitulé, ou celle de quelque “homériste” ultérieur ? Nous n’avons pu le savoir. Quoi qu’il en soit, il semble qu’ils aient été intégrés assez tôt à la paraphrase du texte évangélique et mis en musique en même temps qu’elle 29La version musicale – qui se trouve dans l’ouvrage de Μ. Χατζηαθανασιου, Μουσικὴ Ζωοδόχος Πηγή, éd. Μ. Ι. Πολυχρονακη, Néapolis (Crète), 1975, pp. 276-281 – est due à Procopios Mélas, syncelle du Patriarcat œcuménique de Constantinople durant la première moitié du ΧΧe siècle et maître-chantre à l’église de Saint-Constantin et Sainte-Hélène de Péra ; il est mort dans les années 60. Elle a été, avec d’autres hymnes ecclésiastiques, enregistrée sur disque par un chœur placé sous la direction de Θ. Βασιλικος, Ἄλμπουμ βυζαντινῶν ἐκκλησιαστικῶν ὕμνων ; cet enregistrement a reçu le prix de l’Académie Charles-Cros en 1980..
Nous sommes en présence d’un texte en dialecte homérique relativement pur, dans la mesure où, s’agissant d’une époque et d’un sujet très différents de ceux des poèmes d’Homère, il présente un certain nombre d’adaptations inévitables. Sans entrer dans une étude linguistique détaillée, nous nous bornerons à quelques remarques générales.C’est ainsi que l’on distingue dans cette paraphrase cinq sortes de termes :
- Les mots et formules spécifiquement homériques : ἄναξ, εὖτε, πουλυβότειρα, μύρομαι, γηθέω, ἰάχω, ἔσκε, μέλαθρον, ἤν et les formules : ἀλλ’ ἄγετε, ἐϋσταθὲς μέγαρον, ἐρίηρες ἑταῖροι, τοὺς δ’ ἀπαμειβόμενος προσέφησεν, κεφαλῇ κατανεύω.
- Les termes existant chez Homère[jjr1], mais employés ici dans un sens différent ou à des formes non attestées chez lui : [ἁγνός, σοφία, Εὐαγγέλιον], κλύωμεν, ἐσεῖται, χρησμός, Eὐρυμέδων, λεύσωμεν, εὐρυόδεια, Δίδυμος, βάλλομαι.
- Les termes non attestés chez Homère : [Εὐάγγελος], σαωτήρ, θυρίς, μαθητής, μορφή, προσλέγω, μύστης, πνεῦμα, ἅγιος, παγκρατής.
- Les termes de grec tardif et les mots forgés par l’auteur : [ἰθυτενής, βροντογόνος], οὐρανοφοίτης, δέχνυμαι, ὑψιθόωκος, ἡλοτόρητος.
- Les noms propres de grec chrétien : Ἰωάννης, Ἰησοῦς Χριστός, Ἰουδαῖοι, Θωμᾶς.
Maîtrisant bien les règles de la prosodie homérique, Nicodème tire habilement parti des divers procédés métriques mis au point par les aèdes pour plier la langue épique aux contraintes de l’hexamètre dactylique. S’il use avec mesure de l’allongement métrique, il recourt largement aux facilités qu’offrent les différents types de hiatus. Voici ces accommodements classés par catégories 30Les observations concernant la métrique sont fondées sur les chapitres VI et VII, pp. 84-112, de l’ouvrage de l’historien [de la langue grecque] Pierre Chantraine (1899-1974), Grammaire homérique, (GH), t. I : Phonétique et morphologie, Paris, 1948. — En ce qui concerne « la structure de l’hexamètre, on distingue trois époques : 1) l’hexamètre homérique et celui des imitateurs d’Homère, y compris Apollonios de Rhodes ; 2) l’hexamètre de Callimaque et de ses imitateurs, jusqu’à Quintus de Smyrne inclusivement ; 3) l’hexamètre de Nonnos et de son école. A mesure que la pratique des poètes épiques devient plus artificielle, ils s’ingénient à astreindre le vers épique à des lois de plus en plus sévères. Leurs préceptes se rapportent à la substitution des spondées aux dactyles, aux césures, à la concordance ou à la différence entre la fin des mots et celle des pieds métriques et à des particularités appartenant à la prosodie proprement dite ; (…) La restriction progressive de la liberté du poète résulte clairement du fait que Nonnos ne dispose plus que de neuf formes (σχήματα) de l’hexamètre, tandis qu’Homère en admet trente-deux. » (W.J.W. KOSTER, Traité de métrique grecque, Leyde, Sythoff, 1953, IV, 13, p. 66)..
I. L’allongement métrique ; on en distingue quatre types :
- Allongement par transformation en diphtongue d’une voyelle brève au temps fort du 5e pied : le ionisme ποῡλυβοτείρῃ au v. 9.
- Allongement par redoublement d’une consonne : ὄππα au v. 2 et ἐμβάλλω au v. 38. Or, dans ce dernier cas, le subjonctif aoriste est seul correct – d’où notre correction – d’autant que, ce verbe formant un groupe crétique (- -) la brève médiane peut en être allongée lorsqu’elle se trouve à un levé. Quant au premier redoublement, lui non plus n’est pas nécessaire : bien que le cas soit rare, il existe : c’est ce que les métriciens anciens appellent un στίχος μείουρος (un vers à « la queue écourtée », comme dans Il., 12, 208 : Τρῶες δ’ ἐρρίγησαν, ὅπως ἴδον αἴολον ὄφιν (cf. infra, commentaire du v. 2 : ὄπα). C’est pourquoi nous le supprimons également.
- Autre allongement, moins rare : celui d’une brève initiale au frappé du 1er pied : Ἰησοῦς au v. 33, formant ce que les métriciens anciens appellent un στίχος ἀκέφαλος (vers acéphale ; cf. p. ex. Il., 21, 352 : Τὰ περὶ καλὰ ῥέεθρα ἅλις ποταμοῖο πεφύκει).
- Dernier allongement à noter : celui de l’υ de ὑπερφιάλων au v. 29 ; il arrive qu’une syllabe brève au tempsfort compte pour une longue dans la métrique (v. ci-dessus, 1). Or ici, υ est au temps faible du 3e pied, juste après la coupe penthémimère. Nicodème a pris la liberté, car c’en est une, de l’allonger. Cela n’a pas manqué de surprendre la plupart des éditeurs de la Paraphrase, qui ont redoublé le π (!), ce qui, [ortho]graphiquement parlant, ne vaut guère mieux, d’autant que nous n’avons trouvé aucune caution antique d’une telle graphie.
II. L’abrègement métrique : bien qu’étant peu fréquent, l’abrègement métrique existe aussi, et notre texte en offre quelques exemples :
- Outre le cas classique du groupe muette + liquide, qui en principe ne fait pas position, si bien que la voyelle le précédant est brève : cf. ἐπίκλησις au v. 31 et μελάθροιο au v.33, il faut signaler les abrègements de l’α de ἁγνὴν au v 2 et de l’ε de δέχνυσθ’ au v. 26. Ces deux abrègements sont contestables, en dépit du fait que la voyelle abrégée se trouve, dans les deux cas, à un temps faible, car elle est suivie de deux consonnes (γν / χν) – contrairement à ἴχνια au v. 37, où la voyelle ι, se trouvant au temps fort du premier dactyle, est longue et le demeure !
- Le même phénomène peut se présenter pour des voyelles finales suivies d’un mot commençant par un groupe muette + liquide : c’est le cas de l’ι final d’ ἀεικέι au v. 14 et de l’ε de τότε au v. 16, tous deux suivis du nom Χριστός, dont la terminaison du génitif, au vers 14, est aussi abrégée.
- Autres cas d’abrègements métriques :
- abrègement d’une voyelle longue par nature devant une autre voyelle longue : δὴ ἠέλιος au v. 8 ; φίληἡσυχίη au v. 18 et νύ που au v. 28 (licence métrique) ; comparer Odyssée, 1, 2 : πλάγχθη ἐπεὶ … .
- abrègement de l’ε d’έσεῖται au v. 5 par suppression d’un σ du futur dorien épique ἐσσεῖται (cf. commentaire philologique, s.v.)
- abrègement de la finale -οῦ de Χριστοῦ après une syllabe longue et avant une brève.
III. Le hiatus : les hiatus étant nombreux dans notre texte, nous ne présenterons que les principaux d’entre eux, classés, dans la mesure du possible, par catégories. Nous n’envisagerons pas les faux hiatus, considérés comme tels en raison de la disparition d’une ancienne consonne appelée digamma (F).
- Hiatus à la coupe principale dite coupe penthémimère (après le 5e demi-pied) aux vers 4 : -φία Εὐ- ; 10 : -τῳ ὅτε ; 14 : -τῳ ἐπ’; 17 : -τῳ ἀνα- ; et 33 : ἔβη εἴσω. Une longue en hiatus ne s’abrège pas au temps fort du pied, en particulier à une coupe. C’est le cas notamment des diphtongues dont la première voyelle est longue, comme ῳ.
- Hiatus à la coupe principale dite coupe troisième trochaïque (parce qu’elle est après le trochée – du 3e pied) aux vers 9 : -υιαὶ ἐπὶ ; 13 : τε ἀολλ- ; 15 : -νοντα Ἰουδ- ; 20 : -θηταί, ἐπεὶ ; 28 : -ενται ἐς ; 38 : τε ἐκείν-. Le nominatif féminin pluriel -αι reste normalement en hiatus, les diphtongues αι et οι s’abrégeant souvent. L’hiatus est fréquent à cet endroit, car « cette césure joue le rôle de point d’articulation de la formule métrique. » 31P. Chantraine, GH, § 39, p. 91.
- Ηiatus à la coupe secondaire dite coupe trihémimère (après le 3e demi-pied) au v. 31 : ᾧ ἐπίκλ-.
- Ηiatus à la coupe secondaire dite césure bucolique (après le 4e pied) aux vers 10 : -βου ἆλτο ; 24 : -πω εὐρυ- ; 38 : -νου ἔνδο- . Dans les trois cas, la longue au levé ne s’abrège pas, en raison de sa position à la coupe bucolique.
- Hiatus à d’autres endroits du vers : v. 9 : -όντο ἀγυι- : les désinences moyennes -το et -ντο se trouvent fréquemment en hiatus, car elles font partie des brèves qui ne s’élident pas volontiers ; v. 10 : -τι ἐν : l’hatus d’une voyelle brève finale est toléré après le premier pied ; de plus, la voyelle ι peut être en hiatus à n’importe quelle place du vers.
V. 11 : δὲ ἔσαν : un tel hiatus n’est en principe pas toléré à cette place, d’autant qu’une brève (α, ε, ο, parfois ι) en hiatus s’élide d’ordinaire. Or, ici, la voyelle suivante étant aussi brève, l’élision donnerait un groupe crétique () impossible à placer dans un hexamètre dactylique ; le plus simple est donc de constater cette liberté que prend Nicodème avec la métrique, à moins de résoudre ce point par une synizèse (ou synérèse), qui ferait de ces deux brèves un ε long, second temps d’un spondée. La synizèse entre deux mots toutefois, moins courante chez Homère que chez les tragiques, ne se fait qu’avec certains termes comportant tous une syllabe longue : δή, ἤ, ἦ, μή, ἐπεί, ἐγώ, ὦ, rarement ὤ 32Cf. R. Kühner et F. Blass, Ausführliche Grammatik der griechischen Sprache, 1. Teil., Elemente–und Formenlehre, 3. Aufl., Hanovre, 1890, I, § 52, pp. 226-229..
V. 13 : -θηταὶ ὁμοῦ avec abrègement normal de la diphtongue ; v. 18 : -νη ὑμῖν (une voyelle longue au frappéreste longue) ; v. 24 : ἐγὼ ὑμέας : hiatus soulignant l’opposition des pronoms … et des interlocuteurs ; notons qu’il n’y a pas hiatus si l’on prononce l’aspiration de l’esprit rude, ce qui n’est pas le cas de la prononciation du grec moderne ; v. 28 : -που ἀφί- : hiatus d’une diphtongue longue au frappé du 2e pied ; v. 34 : -τῳ ἐρί- : voyelle brève en hiatus après le 1er pied : hiatus toléré (cf. vers 10 et 40) ; v. 40 : -ποτε ὑμετ- : idem : l’élision entraînerait l’aspiration du τ (θ), et puis οὔποτε est un terme de structure dactylique commode.
COMMENTAIRE PHILOLOGIQUE ET LITTÉRAIRE
Vers 1. ἐν οὔασι … βάλωμεν : cf. Il. 10, 535 : κτύπος οὔατα βάλλει : un bruit frappe les oreilles.
2. ὄπα : nous corrigeons la graphie ὄππα – de ἡ ὄψ, ὀπός signifiant voix d’homme ou d’une divinité – graphie non attestée et injustifiée (cf. ci-dessus, B) Ι. 2.) – adoptée par les éditeurs modernes de la Paraphrase, d’autant qu’il peut en résulter une homonymie gênante. Une brève se trouvant à un levé (temps fort) peut être allongée, notamment au dernier pied, comme dans le vers de l’Iliade, célèbre pour cette raison, cité en B) Ι. 2. Albrecht Dihle 33Die Anfänge der griechischen akzentuirenden Verskunst, Hermes 82 (1954), pp. 182-199. voit dans le remplacement de la syllabe longue recevant l’ictus (ou accent métrique) par la syllabe portant l’accent d’intensité (ou accent tonique), une étape dans le passage de la prosodie ancienne à la versification moderne : le phénomène aurait d’abord touché des brèves accentuées se trouvant à la place d’une syllabe devant recevoir l’ictus (cf. supra, note 21).
3. ἄνακτα : terme spécifiquement poétique d’origine obscure, ὁ ἄναξ, fréquent chez Homère et les tragiques, a, quand il signifie seigneur, maître, la nuance de protecteur, sauveur 34P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque (DELG), Paris, C. Klincksieck, 1968, s.v. , ce qui en fait un qualificatif du Christ particulièrement approprié. Terme archaïque, déjà en voie de disparition en grec classique, il est rare en grec chrétien, qui privilégie κύριος. Sous sa forme féminine, qui veut dire maîtresse, reine, ἡ ἄνασσα qualifie très souvent la Vierge Marie ; Grégoire de Nazianze désigne même de παντάνασσα, reine du monde, la Mère de Dieu (Θεοτόκος).
Οὐρανίωνα : cette épithète des Titans, fils d’Ouranos (cf. Il. 5, 898) correspond au grec néo-testamentaire οὐράνιος, non attesté chez Homère, mais fréquent dans la formule néotestamentaire ὁ πατήρ μου ὁ οὐράνιος (Mt.15, 13 et 18, 35).
Ces trois premiers vers paraphrasent la formule καὶ ὑπὲρ τοῦ καταξιωθῆναι ἡμᾶς τῆς ἀκροάσεως τοῦ ἁγίου Εὐαγγελίου, κύριον τὸν Θεὸν ἡμῶν ἱκετεύσωμεν de la liturgie orthodoxe.
4. Ἰθυτενεῖς : cet adjectif, certes peu satisfaisant, a au moins le mérite d’exister, contrairement à la leçon ἰθυγενεῖςdes éditeurs de la Paraphrase, un terme ignoré des principaux dictionnaires de grec ancien, byzantin et moderne, raison pour laquelle nous proposons cette correction. Signifiant droits, perpendiculaires, il correspond au liturgique ὀρθοί, l’usage étant d’écouter debout la lecture de l’Evangile. Ce mot toutefois n’est guère approprié, puisque ἰθύς, équivalent ionique et épique de εὐθύς, désigne plutôt une ligne droite dans un plan horizontal.
Σοφία : ce substantif s’applique chez Homère à τέκτων (ouvrier travaillant le bois), soit celui qui maîtrise à la perfection une technique ou un art, conformément aux préceptes d’Athéna : un artisan, un ouvrier peut être σοφός. En grec classique, avant que de prendre un sens philosophique, le mot désigne un savoir théorique et intellectuel. Dans le Nouveau Testament, σοφία désigne l’enseignement que le Christ dispense à la synagogue le jour du sabbat, au grand étonnement de ses auditeurs, qui se demandent d’où lui viennent cette sagesse divine et le pouvoir de ses mains (pouvoir de faire des miracles) : πόθεν τούτῳ ἡ σοφία αὕτη καὶ αἱ δυνάμεις ; (Mt. 13, 54 ; cf. aussi Mc 6, 2). Dans la tradition patristique, le terme prend un sens toujours plus complexe, aboutissant à la sanctification de la Sagesse de Dieu, à laquelle seront dédiées nombre d’églises byzantines, dont Sainte-Sophie de Constantinople 35Cf. The Oxford Dictionary of Byzantium, vol. III, Oxford 1991, pp. 1926 s., s.v.; cf. aussi l’article σοφία dans le Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament (TWNT), begründet von G. Kittel, herausgegeben von G. Friedrich, Stuttgart, 1933-1979, vol. VII, pp. 465-528..
5. ἐσεῖται : graphie non attestée du futur dorien et épique ἐσσεῖται, dont un σ a été retranché pour abréger l’ε initial, un procédé arbitraire auquel ont parfois recours les aèdes : cf. Ἀχιλεύς, Il. 1, 1 ; Ὀδυσεύς, Od. 19, 409, etc.)
6. βροντογόνοιο : cette épithète de l’évangéliste Jean, signifiant fils du tonnerre, a probablement été forgée par l’auteur pour traduire l’hébreu Boanerguès, qualificatif nous renvoyant au récit de l’appel des disciples par le Christ (cf. Mc 3, 16 ss.) : καὶ ἐποίησεν τοὺς δώδεκα καὶ ἐπέθηκεν ὄνομα τῷ Σίμωνι Πέτρον καὶ Ἰάκωβον τὸν τοῦ Ζεβεδαίου καὶἸωάννην τὸν ἀδελφὸν τοῦ Ἰακώβου καὶ ἐπέθηκεν αὐτοῖς ὀνόματα Βοανεργές, ὅ ἐστιν υἱοὶ βροντῆς : Il établit les Douze : Pierre, c’est le surnom qu’il a donné à Simon, Jacques, le fils de Zébédée, et Jean le frère de Jacques, et il leur donna le surnom de Boanerguès, c’est-à-dire Fils du Tonnerre 36Les passages du Nouveau Testament sont cités dans la version grecque Nestle–Aland et dans la Traduction œcuménique de la Bible (TOB)..
Λεύσωμεν : chez Homère, le verbe λεύσσω (avec deux σ !) n’existe qu’au présent et à l’imparfait.
Les vers 4 à 7 paraphrasent les paroles liturgiques suivantes : v. 4 : Σοφία – ὀρθοί.
v. 5 : Εἰρήνη πᾶσι. v. 6 : Ἐκ τοῦ κατὰ Ἰωάννην ἁγίου Εὐαγγελίου. v. 7 : Πρόσχωμεν.
9. σκιόωντο ἀγυιαί : ce groupe rappelle la formule homérique : Δύσετο τ’ ἡέλιος σκιόωντο τε πᾶσαι ἀγυιαί (Od. 2, 388).
13. μαθηταί : le terme consacré désignant les disciples ne se trouve pas chez Homère. C’est Hérodote (4, 77) qui le fait entrer dans la littérature, qualifiant le Scythe Anacharsis de μαθητὴς τῆς Ἑλλάδος, soit un homme qui s’adonne à la culture grecque.
Qui dit μαθητής dit διδάσκαλος, avec tout ce que le rapport maître-élève a de formel. S’il peut arriver qu’il s’enrichisse d’une dimension personnelle, pouvant aller jusqu’au lien privilégié, il n’en demeure pas moins marqué d’un aspect de dépendance de l’enseigné par rapport à l’enseignant. Or, en les comparant aux amis de l’époux (Mc 2, 19), le Christ souligne l’existence d’un lien de nature personnelle entre Lui et ses disciples. Si, dans l’Antiquité, une relation maître-élève ordinaire découle du choix d’un maître par un élève 37Le nom de μαθηταί convient bien aux élèves des sophistes, lesquels se faisaient payer leurs leçons : le premier à avoir dispensé un enseignement rémunéré fut le fameux Protagoras, comme nous l’apprend Platon dans son dialogue du même nom (Prot. 348c, 349a). Socrate, en revanche, s’est toujours refusé à voir dans ses compagnons des μαθηταί, puisqu’il ne se considérait pas comme leur maître (διδάσκαλος), ce terme ne correspondant pas au type de relation qu’il avait avec eux. Entre autres mots, il préférait γνώριμοι ou ἑταῖροι, ce dernier substantif faisant d’eux des égaux et de lui un primus inter pares (cf. infra, le commentaire du terme ἑταῖροι, apparaissant au v. 32)., dans le Nouveau Testament, la relation qu’a le Christ avec ses disciples est la conséquence d’une initiative de la part du Fils ; c’est le Maître qui les choisit et les appelle personnellement : δεῦτε ὀπίσω μου (Mt. 4, 19) ; il y a donc vocation au sens étymologique du terme ! La nature de ce lien apparaît avec une évidence particulière dans les jours séparant la Crucifixion de la Résurrection : voir par exemple l’épisode des disciples d’Emmaüs en Lc 24, 13-31.
Contrairement au Rabbi de l’Ancien Testament, représentant la loi, qu’il connaît et interprète, le Christ “ne représente rien” ; il n’est ni maître, ni docteur de la loi : il est le Seigneur, ὁ Κύριος. Les disciples reconnaissent son autorité, non seulement sur le plan intérieur, en croyant en lui, mais aussi sur le plan extérieur, en lui obéissant. On est donc bien loin d’une relation de maître à élève, et la terminologie néotestamentaire ne change rien à l’affaire 38Μαθητής ne figure que dans les évangiles et dans les Actes des apôtres : cf. TWNT, vol. IV, s.v., pp. 417-464..
16. θεοειδέι μορφῇ : l’idée selon laquelle la divinité a une forme et peut apparaître à l’homme n’est pas étrangère à la religion grecque. Μορφή est relativement rare chez Homère, mais courant dans les textes hellénistiques où il est question d’épiphanies divines. Toutefois, l’apparition du Christ aux disciples n’est pas de la même nature que ces épiphanies païennes. Θεοειδέι μορφῇ est probablement un écho des versets 5 à 7 du deuxième chapitre de l’épître aux Philippiens, où l’apôtre Paul dit du Christ : ὃς ἐν μορφῇ Θεοῦ ὑπάρχων, οὐχ ἁρπαγμὸν ἡγήσατο τὸ εἶναι ἴσα θεῷ, ἀλλὰ ἑαυτὸν ἐκένωσεν, μορφὴν δούλου λαβών … : lui qui, étant de condition divine, n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu, mais s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur … Μοφὴ θεοῦ s’opposant à μορφὴδούλου, c’est dans un tel contexte que l’expression doit être comprise : la condition de serviteur, qui est celle du Fils de l’homme durant son ministère terrestre, s’oppose à celle de Seigneur, que lui confère son élévation. Le passage s’éclaire à la lumière de Jean 17, 5, où le Christ demande à Dieu de le glorifier de la gloire qui était la sienne avant que le monde fût 39Cf. les versets 9 à 11 du même chapitre de cette épître. “Christus ergo ante mundum conditum in forma dei erat, quia apud patrem gloriam suam obtinebat ab initio” (Jehan Calvin, cité par TWNT, vol. IV, p. 759, n. 54). — Le verbe ὑπάρχειν ἐν signifie, dans la citation de Paul, être drapé, revêtu de (cf. Lc 7, 25). Pour le grec, la notion de vêtement et celle de forme sont très proches l’une de l’autre : cf. Clément d’Alexandrie, Protreptique 1, 4, 3, commentant Mt. 7, 15, cité par TWNT, vol. IV, p. 759, n. 52 : « Ebenbild Gottes ist Christus ; die μορφἠ θεοῦ ist das Gewand, das sein gottgleiches Wesen zu erkennen gibt. » (Ιbid., p. 760 ; pour plus de détails sur μορφή, cf. ibid., pp. 417-464)..
18. Remarquer l’allitération du son [i], qui ne revient pas moins de treize fois, lorsqu’on lit ce poème – comme il se doit – avec la prononciation moderne. A remarquer également le rythme lent et solennel que donnent à ce vers ses trois spondées. Semblable allitération du son [i] se retrouve au vers 16, où elle se produit sept fois.
είρήνη – ἡσυχίη : deux termes quasi synonymes, dont le second explique le premier, comme dans cette expression de Démosthène (Sur la contribution pour la défense de la Grèce, 10) : ἡ ἀπὸ τῆς εἰρήνης ἡσυχία : le calme, conséquence de la paix et cette proposition hypothétique de Platon (Rép. 575b) : ἐὰν δ’ ἐν εἰρήνῃ τε καὶ ἡσυχίᾳ γένωνται : mais si la paix et la tranquillité règnent partout. En grec classique, εἰρήνη a, en général, le sens de concorde entre les gens et de paix entre les peuples, c’est-à-dire une absence de sentiments hostiles à l’égard d’autrui 40Εἰρήνη ἡσυχία ἐπ’ ἔχθρας πολεμικάς (Ps. Plat., Def., 413a). – Sur εἰρήνη, cf. TWNT, vol. II, pp. 398-416..
Dans ses emplois théologiques, le terme peut avoir trois nuances différentes : 1° celle de sentiment de paix et de tranquillité de l’âme ; 2° celle de paix au sens de réconciliation avec Dieu ; 3° celle de paix au sens de bien-être de l’homme tout entier, en tant que concept eschatologique. Si ces trois nuances existent dans le Nouveau Testament, c’est cette dernière toutefois qui correspond au sens fondamental d’εἰρήνη, traduction du schalom rabbinique, en particulier dans la formule de salutation échangée aussi bien à l’arrivée qu’au départ, ainsi que dans les tournures analogues, où la notion de prospérité au sens de bien-être est essentielle. Εἰρήνη ὑμῖν est en fait la traduction grecque de la formule de salutation alors en usage en Palestine. On retrouve cet emploi dans celle qu’utilise de manière quasi constante l’apôtre Paul en tête de ses épîtres : Χάρις ὑμῖν καὶ εἰρήνη. Or les deux formules épistolaires classiques correspondantes, qu’on lit dans une lettre des Actes des apôtres (15, 23 et 29), sont, au début, l’infinitif à valeur impérative χαίρειν et, à la fin, ἔρρωσθε, 2e pers. du plur. de l’impératif parfait du verbe moyen ῥώννυμαι, équivalent du latin valete (pluriel de vale).
20. Εὐρυμέδοντα : avant d’être un nom propre, εὐρυμέδων est un adjectif composé désignant celui dont l’autorité s’étend loin à la ronde ; au sens figuré, il peut s’appliquer, par exemple, à une montagne dominant de sa hauteur une vaste contrée, comme dans l’Idylle 7 de Théocrite, ou même à l’air, comme dans le fragment 135D d’Empédocle. Mais c’est principalement comme substantif qu’il apparaît dans les textes, désignant tout d’abord un fleuve navigable de Pamphylie ; il sert aussi d’épithète à divers dieux, Poséidon notamment. Homère, qui ne l’emploie que comme substantif, en qualifie par exemple le roi des Géants (Od. 7, 58). Nicodème se rappelle ce nom et l’applique au Christ, dont la souveraineté va s’étendre à la terre entière, grâce à la mission d’évangélisation qu’il confie à ses disciples.
21. οὐρανοφοίτης : signifiant littéralement qui parcourt le ciel, qui marche dans le ciel, cet adjectif de grec tardif figure dans deux textes de saint Grégoire de Nazianze ; parlant dans un de ses poèmes théologiques des évangélistes, qui ont consigné par écrit les miracles du Christ à l’intention des divers peuples, le Père de l’Eglise attribue cette épithète à Jean, lequel s’adresse à tous les hommes : πᾶσι δ’ Ἰωάννης κῆρυξ μέγας οὐρανοφοίτης 41Cf. J. P. Migne, Patrologie grecque (P.G.), Paris, 1862, vol. 37, Carmina, Lib. I : Poemata dogmatica, 475A ; ce même adjectif apparaît également dans ses Poemata historica, ibid., p. 1532, v. 146..
25. μύσταις : comme adjectif masculin, μύστης a d’abord un sens passif et veut dire qui est initié aux mystères. Dans un fragment d’une tragédie perdue d’Euripide 42Herc. fur., frag. 472, 10 (475 Nauck)., on lit : Διὸς Ἰδαίου μύστης, celui qui est initié aux mystères de Zeus du Mont Ida (en Crète). Comme épithète de certains dieux (Apollon, Dionysos, etc.), il a un sens actif et signifie qui initie aux mystères.
Dans l’Antiquité, les cultes à mystères étaient souvent associés à la vie et à la mort de divinités, généralement chthoniennes, auxquelles ils étaient rendus. Or, tout païen qu’il est, ce terme convient bien aux disciples à ce moment-là : en leur donnant l’Esprit saint, le Christ les initie au mystère de sa Passion. Μύστης n’apparaît pas dans le Nouveau Testament ; μυστήριον, en revanche, y est fréquent. Dans les évangiles, le concept de μυστήριον ne se rencontre que dans les passages synoptiques concernant le sens des paraboles, celle du semeur en particulier : Mc 4, 11; Mt. 13, 11; Lc8, 10. A ses disciples qui lui demandent ce qu’elle signifie, Jésus répond : ὑμῖν δέδοται γνῶναι τὰ μυστήρια τῆςβασιλείας τῶν οὐρανῶν (Mt.13, 11). Les disciples sont initiés aux mystères du royaume des cieux, contrairement à la foule rassemblée pour écouter Jésus Christ.
Les paraboles servent à voiler le secret du royaume de Dieu, secret qu’il a été donné de connaître aux disciples, mais qui ne doit pas être divulgué à ceux qui ne font pas partie du groupe des Douze. Si cette déclaration du Seigneur ne dévoile pas la teneur de ce secret, la parabole néanmoins laisse entrevoir le sens de ce mystère : l’essence du Royaume de Dieu, c’est Jésus lui-même en tant que Messie : le mystère, c’est la mystérieuse sagesse de Dieu 43Pour plus de renseignements sur μυστήριον, cf. TWNT, vol. IV, pp. 809-834..
26. Πνεῦμα … ὑψιθόωκον : à l’exception de l’adjectif φαεσίμβροτος, épithète homérique de l’aurore (Il. 21, 785) ou du soleil (Od. 10, 138 et 191), les autres termes de ce vers appartiennent à la langue tardive, rappelant immanquablement saint Grégoire de Nazianze : ainsi, l’impératif présent δέχνυσθε, de δέχνυμαι, forme poétique récente du classique δέχομαι, que l’on trouve chez lui 44Cf. P.G. 37, 400A.; l’adjectif composé ὑψιθόωκος, variante de ὑψίθωκος, équivalent de ὑψίθρονος, qui apparaît dans un des Poèmes dogmatiques que le Père de l’Eglise consacre au Saint-Esprit :
Οὐρανίων χθονίων τε φερέσβιον ὑψιθόωκον,
Πατρόθεν ἐρχόμενον θεῖον μένος αὐτοκέλευστον 45Ibid., 38, p. 408, Περὶ τοῦ ἁγίου Πνεύματος, vers 6 et suiv. – Θῶκος se lit déjà chez Homère : Il., 8, 439 et Od., 2, 14..
Πνεῦμα : contrairement au rôle central qui est le sien dans le Nouveau Testament, πνεῦμα, dans la conception grecque de l’existence, ne joue qu’un rôle secondaire et limité. Gardant de son sens premier d’air, souffle – à la différence du Saint-Esprit néotestamentaire – une matérialité, si subtile soit-elle, il ne désigne jamais quelque chose de purement spirituel, un don de l’Esprit, voire une manifestation d’un Dieu conçu à la fois comme une personne et comme un être surnaturel. Pour la sensibilité grecque, en effet, πνεῦμα est principalement un phénomène : l’air en tant qu’élément inhérent à l’univers, force naturelle, vitale et impersonnelle. On ne saurait donc en faire un synonyme de ψυχή, φρόνησις, λόγος ou νοῦς. Situé aux confins du matériel et de l’immatériel, πνεῦμα reste un neutre ; il ne sera jamais une personne, contrairement à la conception chrétienne de la Sainte-Trinité. Or, selon le Nouveau Testament, derrière l’Esprit se trouve un Dieu, lequel est un être totalement autre 46Sur πνεῦμα, cf. TWΝΤ, vol. VI, pp. 330-451. DELG, p. 132, s.v..
27. Ὧν … θνητῶν : l’antécédent du pronom relatif est, par attraction casuelle inverse, au cas de celui-ci, la forme régulière étant [τοῖς] θνητοῖς ὧν [ἂν] ἀφέητε [τὰς] ἀτασθαλίας. Si l’attraction casuelle où le relatif se met au cas de son antécédent est relativement fréquente, comme dans cet exemple de Thucydide (5, 87) : ἐκ τῶν παρόντων καὶ ὧν ὁρᾶτε, pour καὶ ἐκ τούτων ἃ ὁρὰτε, le phénomène inverse – l’antécédent se mettant au cas de son relatif – est plus rare, surtout lorsque ledit antécédent n’est pas au nominatif ou à l’accusatif. Quand cela se présente, c’est généralement pour produire un effet oratoire, ce qui est le cas ici. « L’attraction [dite] inverse est liée à un certain type de phrase, lequel comporte une anticipation – généralement exprimée à des cas non impliqués dans la flexion, comme le nominatif, ou peu impliqués, comme l’accusatif – [anticipation] à la fois de l’antécédent et du relatif. Il s’agit là de procédés qui relèvent de la langue parlée ; ce sont des nominatifs ou des accusatifs en suspens » 47Jean Humbert, Syntaxe grecque, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1960, 3e éd., revue et augmentée, § 134, p. 85. Pour plus de détails, cf. R. Kühner – B. Gerth, Ausführliche Grammatik der griechischen Sprache, 2. Teil, Satzlehre, 3. Aufl., 2. Bd., Hanovre & Leipzig, 1904, Hahn’sche Buchhandlung, pp. 406-421, plus particulièrement pp. 407, 413 s. et 418. : cf. p. ex. Il., 10, 416 s.: φυλακὰς (au lieu de φυλακῶν) δ’ ἃς εἴρεαι, ἥρως, | οὔ τις κεκριμένη ῥύεται στρατὸν οὔδε φυλάσσει ; ou encore Xén., An., 3, 1, 6 : ἀνεῖλεν ὁ Ἀπόλλων θεοῖς (au lieu de θεοὺς οἷς ἔδει θύειν).
Par ailleurs, lorsque l’antécédent, déplacé de la principale à la relative, devrait être à un autre cas que le nominatif ou l’accusatif, il est remplacé dans la principale par un anaphorique (ou démonstratif) mis au cas qui y serait le sien ; ce pronom rétablit, « pour ainsi dire, la vraie fonction du relatif dans la phrase » 48Jean Humbert, ibid. : τὸν ἄνδρα τοῦτον ὃν πάλαι | ζητεῖς [… ] τὸν Λαΐειον, οὗτός ἐστιν ἐνθάδε (Soph., O.R., 449) ; ὡμολογήκαμεν πράγματος οὗ μήτε διδάσκαλοι μήτε μαθηταὶεἶεν, τοῦτο μηδὲ διδακτὸν εἶναι (Plat., Men., 96c).
άτασθαλίας : tout en affirmant que l’origine de ce mot signifiant actes de violence et d’orgueil, crimes, fautes, est inconnue, Chantraine cite une glose d’Hésychius, qui en donne comme synonyme ἁμαρτίαι – non attesté chez Homère – et l’étymologie suivante : ἀπὸ τοῦ ταῖς ἄταις θάλλειν : se couvrir de fleurs de fléaux 49DELG, p. 132, s.v.. Et l’étymologiste de commenter : « Il est en effet tentant de vouloir trouver en ἀτασθαλία un composé de ἄτη : fléau envoyé par les dieux comme châtiment d’une faute, aveuglement de l’esprit, égarement, folie.» Il est assez peu probable que saint Nicodème ait eu de tels scrupules philologiques à faire un rapprochement aussi tentant …
28. νύ που : il n’existe aucune attestation antique de ce couple d’enclitiques – dont le second semble neutraliser le premier – couple écrit en un mot dans le Manuel et formé de l’adverbe indéfini που voulant dire en quelque sorte, probablement, et de la particule νύ, de sens consécutif (donc) et affirmatif (certes), qui, chez Homère, paraît souvent n’exprimer qu’une légère insistance. Un des éditeurs de la Paraphrase, sans modifier la prononciation, mais au mépris de la prosodie, corrige en τοῖσιν ἦ που. Ἦ που, presque toujours suivi de γε est « a particular use of ἦ in a fortioriargument. […] Here the hesitation implied by που imposes a slight check on the certainty implied by ἦ. » 50J. D. Denniston, The Greek Particles, 2nd ed., Oxford, 1987, pp. 281 et 286. Au point de vue de la métrique, le problème est le même : νύ comme ἦ est normalement long chez Homère, sauf dans deux vers où νύ est bref : Il., 10, 105 et 23, 485. Or, ici, tant ἦ que νύ sont abrégés par commodité (licence métrique : cf. B) ΙΙ, 3 a.). La seule correction possible est τοῖσί νύ που.
29. ἐπεσβολίας : bien que ce terme voulant dire injures se trouve chez Homère, il est plus fréquent chez les poètes tardifs. Nicodème l’emploie pour des raisons stylistiques – parallélisme de la construction et du rythme, rimes riches à l’intérieur des deux distiques – et parce que ἁμαρτία n’est pas attesté dans les poèmes homériques.
30. ῷ ἐπίκλησις … ἀκούειν (s.-ent. ἐστίν) : il nous paraît que la tournure française répondre au nom de, quoi qu’en disent les lexicographes 51P. ex. Le Grand Robert de la Langue française, Paris, 2e éd., 1985, T. VIII, p. 268, qui réserve cette tournure aux chiens et à un usage plaisant !…, convient bien ici, comme dans cette phrase d’Hervé Bazin : « Ce héros avait un frère, qui fut mon grand-père, et mon grand-père, comme tout le monde, avait une femme répondant au nom évangélique de Marie. » 52Vipère au poing, cité par le TLF, vol. 14 (1990), qui, remarquons-le, n’est pas aussi restrictif que le Robert.
32. ἑταίρων : Des trois termes qui, dans la Paraphrase, désignent les disciples, ἑταῖρος est le seul qu’on lit chez Homère 53P. ex. Il., 1, 345, où il s’applique à des camarades de combat.. Le sens premier en est celui qui, avec une autre personne, appartient à telle ou telle catégorie d’êtres. S’il peut signifier disciple d’un maître ou d’un philosophe – comme dans ce passage d’Aristote (Mét., 1, 4, 985b) : Λεύκιππος καὶ ὁ ἑταῖρος αὐτοῦ ὁ Δημόκριτος – du point de vue théologique, en revanche, c’est le moins adéquat pour désigner les disciples. Dans la Septante, le mot n’est guère plus fréquent que dans le Nouveau Testament, où seul Matthieu l’utilise à trois reprises, et ce, chaque fois, au vocatif : Mt. 20, 13 ; 22, 12 et 26, 50. Dans ce dernier passage, c’est le Christ lui-même qui l’emploie pour s’adresser à Judas guidant les hommes venus l’arrêter. Sans en forcer le sens, on peut dire que ce mot souligne le lien particulier unissant celui qui l’emploie et celui à qui il s’adresse, lien que ce dernier a négligé, déshonoré, voire trahi par égoïsme. Mais, plus encore que ces occurrences du terme, ce qui est remarquable, ce sont les cas, nombreux, où il n’apparaît pas là où on pourrait l’attendre : jamais les disciples ne se sont considérés comme des ἑταῖροι du Christ, c’est-à-dire ses égaux dont il serait le primus inter pares. Plus se renforçait le lien qu’ils avaient avec Lui, plus ils devenaient conscients de la distance qui les séparait de leur Maître, dont ils se considéraient d’ailleurs comme les serviteurs (δοῦλοι). Quant au lien qui les unit entre eux, c’est un lien de nature fraternelle : dès le début, ils se sont considérés comme des frères (ἀδελφοί). Ce terme atteste l’irruption de Dieu dans l’égoïsme humain, exprimant par là même ce que ἑταῖροι n’aurait jamais pu exprimer 54Cf. TWNT, vol. II, pp. 697-699..
39. εἰ : en dépit de l’unanimité des éditeurs, qui retiennent la leçon οἷ du Manuel, nous la corrigeons, car elle est, pensons-nous, problématique : οἷ, en effet, est soit le pronom personnel de la 3e personne, au datif singulier – de valeur généralement réfléchie, lequel, comme pronom personnel enclitique non réfléchi, s’écrit οἱ – soit l’adverbe relatif de lieu signifiant où (avec nuance de mouvement) ou encore jusqu’à quel point.
On pourrait, certes, justifier l’emploi superfétatoire de ce dernier en rattachant εἴσω πλευρῆς à ἴχνια ἤν μὴ ἴδω du v. 37, mais cela romprait l’unité stylistique et l’intensité dramatique de ces trois vers, qui transposent quasi littéralement le texte évangélique ; en outre, Nicodème le suivant de près n’emploie la négation que dans la première des trois hypothèses. Considérer οἷ comme un pronom, éventuellement sous sa forme enclitique (οἱ) – ce qui en fait une cheville métrique, procédé peu plausible sous la plume d’un philologue aussi averti que le moine athonite – nous oblige à faire dépendre βαλοίμην de ἤν (équivalent de ἐάν) ; le mode moyen, subjectif par excellence, insiste sur le fait que Thomas veut constater lui-même, par la vue et le toucher, la résurrection du Sauveur.
Certes, il arrive, à partir de l’époque d’Aristote, que l’on trouve l’optatif 55Dès les poèmes homériques, puis en grec classique, l’optatif sert, comme son nom l’indique, à exprimer un vœu ; mode en outre du potentiel, il indique la possibilité que se réalise l’action exprimée par le verbe, en l’occurrence l’apparition spéciale du Seigneur à Thomas, qui sera invité à le toucher, afin de bien se persuader que “Christ est vraiment ressuscité”. — Ce mode éminemment subjectif et propre au grec, dont les finesses étaient difficiles à percevoir par un non Grec – ce qui n’est évidemment pas le cas de saint Nicodème – « marque essentiellement le doute, associé à une bonne part d’imagination ; il tend au cours de l’histoire de la langue à se répartir en deux modalités parfois difficiles à distinguer : a) le souhait réalisable, modalité probablement la plus ancienne, dans laquelle il s’est spécialisé après avoir exprimé toute espèce de souhait ; c’est la modalité la plus simple, la plus spontanée. S’employant seul, il entraîne la négation μή. b)La possibilité dans le présent-futur : auquel cas il s’emploie avec la particule ἄν et la négation οὐκ. Constituant une sorte de raffinement du souhait, cette valeur potentielle est probablement née après lui. » (D’après Michel DELAUNOIS, Essai de syntaxe grecque classique, Bruxelles, Leuven, Uitgeverij Peeters, 1988, p. 124). après ἐάν, au lieu du subjonctif, mais c’est rare. Aussi pensons-nous qu’il faut voir dans οἷ une faute de iotacisme et le corriger en εἰ. Une proposition hypothétique introduite par εἰ présente la supposition comme une simple idée, un produit de l’imagination, dont la réalisation, possible ou non, se situe généralement dans l’avenir ; le degré de vraisemblance est précisé par des adverbes tels ἴσως (vraisemblablement, peut-être) ou ῥεῖα (facilement, aisément)56 Cf. Ed. Schwyzer, Griechische Grammatik, vol. II, Syntax und syntaktische Stylistik, Handbuch der klass. Altertumswissenschaft, Ch. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, Munich, 1950, p. 324. L’auteur ajoute (p. 338) que l’optatif tend, au cours de la période hellénistique, à sortir peu à peu de l’usage, probablement en raison de sa faiblesse syntaxique ; à la fin de l’Antiquité, il avait disparu de la langue parlée, ses emplois ayant été repris par le subjonctif. Ἐάν suivi du subjonctif exprime une hypothèse réalisable ; εἰ et l’optatif illustrent l’incrédulité de Thomas, lequel, sans rejeter comme totalement irréel le témoignage des dix autres disciples, insiste toutefois sur le caractère hautement improbable d’un tel événement, ce que souligne encore la gradation des preuves requises : voir la marque des clous, y mettre le doigt, mettre enfin la main dans le côté percé du Christ. Ainsi, outre le fait que, à notre avis, la correction proposée – lectio difficilior d’ailleurs – rétablit la syntaxe, elle confère au texte une plus grande intensité : l’effet stylistique et dramatique, culminant dans l’apodose négative à l’indicatif futur, est indéniable.
CONCLUSION
Nous voici au terme de notre étude de la Paraphrase de saint Nicodème l’Athonite. Il y a été question de langue, de métrique, de théologie même. Nous avons analysé les différents aspects de ce poème, qui s’inscrit dans une tradition bimillénaire des lettres grecques. Au nombre des points que l’on pourrait encore développer, il en est deux que nous voudrions au moins mentionner : celui du mobile qui a poussé l’humble moine à célébrer en hexamètres dactyliques la Seconde Résurrection, et celui du dédicataire de ce poème. Le mobile, on l’aura compris, n’était pas le désir de faire une démonstration de virtuosité poétique en grec homérique. Cette paraphrase en vers héroïques n’est pas un exercice d’école de rhéteur ; c’est une offrande. A l’instar d’un lointain prédécesseur byzantin, Ioannis Géométris, qui, dans ses Xαιρετισμοί – un hymne de louanges à la Vierge composé en distiques élégiaques – a réservé l’hexamètre dactylique à tout ce qui touche à la nature divine du Christ 57Ce qu’il précise lui-même, tandis qu’il recourt au pentamètre, vers “plus léger”, pour tout ce qui touche à la nature humaine du Fils de Dieu. (Cf. Krumbacher, GBL, pp. 734 s. Voir aussi supra, la note 24). — De rythme dactylique, en effet, le distique élégiaque est une strophe très simple, composée d’un hexamètre suivi de deux demi-hexamètres incomplets liés entre eux pour former un pentamètre. Dans la littérature, on le rencontre pour la première fois au cours de la première moitié du VIIe siècle avant J.-C., dans des chants funèbres appelés à l’origine élégies. Par la suite, ce genre embrassant peu à peu toutes sortes de sujets, le distique élégiaque finit par être réservé à l’épigramme. Au début, les épigrammes étaient des inscriptions gravées sur des monuments funéraires ou des dons votifs. Lorsque la poésie littéraire adopta le distique élégiaque, Simonide de Céos, qui naquit en 550 av. J.-C. et mourut à l’âge de 89 ans, en fut le plus illustre représentant. « Parfois, la différence entre l’élégie et l’épigramme est fort difficile à saisir, même par rapport à l’étendue du poème ; c’est ainsi que l’épigramme de Méléagre <de Gadara> [env. 140 – env. 60 av. J.C., Anthologie palatine, 9, 363], qui compte 23 vers, est plus longue que beaucoup d’élégies. » (W.J.W. KOSTER, op. cit., IV, 20, p. 82). Pour clore ces considérations sur le distique élégiaque, ajoutons que le genre de l’élégie connut à Rome, à l’époque augustéenne, une grande fortune, dans le domaine de la poésie personnelle toutefois, l’élégie latine “donnant une image complète de la société romaine à cette époque.” (Jean BAYET, Littérature latine, Paris, A. Colin, 1969, p. 259). , saint Nicodème, renouant avec l’œuvre poétique de saint Grégoire de Nazianze, a fait humblement don au Rédempteur ressuscité de sa connaissance approfondie du grec ancien et de son talent de versificateur 58Talent réel que confirment les innombrables épigrammes en distiques élégiaques réparties dans Synaxaire et dans d’autres ouvrages de saint Nicodème. — Quant au Père de l’Eglise, n’ayant jamais renié sa formation classique, où les poèmes homériques occupaient une place centrale, il recourt avec aisance à l’hexamètre dactylique et au distique élégiaque dans ses poèmes théologiques et historiques notamment, dont le onzième en particulier comporte des éléments autobiographiques. Il est aussi l’auteur d’une tragédie ayant pour sujet La Passion du Christ telle que l’a vécue Sa Mère la Vierge Marie. — Sur les textes autobiographiques de l’Antiquité, cf. L’Invention de l’autobiographie d’Hésiode à saint Augustin, Paris, F. Baslez – Ph. Hoffmann – L. Pernot, 1993 ; aux pages 155 à 165, v. en particulier le chapitre intitulé “Trois autobiographies de saint Grégoire de Nazianze”. — En raison des nombreuses allusions autobiographiques de son œuvre, dans ses Catéchèses notamment, ajoutons saint Syméon le Nouveau Théologien, « chantre de la lumière divine etl’un des saints les plus énigmatiques que l’Église orthodoxe ait connus. Proche du pouvoir impérial byzantin du fait de son origine familiale, il s’en détacha pour s’attacher au Christ à la suite de son père spirituel, Syméon l’Ancien, < dit le Pieux>. Devenu moine puis higoumène du monastère Saint-Mamas de Constantinople, à l’heure où Byzance connaissait une renaissance intellectuelle spectaculaire, il fut un grand rénovateur de la vie monastique et, dans de larges milieux laïcs, le prophète d’une expérience chrétienne renouvelée. (…) Malgré sa canonisation rapide, sa vie et son œuvre ont connu une réception en demi-teinte. (Introduction au colloque organisé par l’Institut Saint-Serge de Paris en 2022. (Cf. supra note 1). Saint Nicodème a publié les œuvres complètes de saint Syméon le Nouveau Théologien et a écrit un office liturgique complet (acolouthie) de ce saint. (Cf. G. E. MARNELLOS, Saint Nicodème l’Hagiorite, p. 82, 11 et 132, 12)., mettant en hexamètres héroïques l’événement central du message évangélique : la Résurrection.Si Jean-Sébastien Bach écrivait systématiquement sur les partitions de ses œuvres religieuses les initiales latines S.D.G. – Soli Deo Gloria – Nicodème, comme il le dit à la fin du long intitulé de son Manuel, a mis en vers l’apparition du Christ à ses disciples εἰς ὕμνον τοῦ ὑπὲρ ἡμῶν ταφέντος καὶ ἀναστάντος Χριστοῦ τοῦ Θεοῦ ἡμῶν, καὶ εἰς εὐχερεστέραν χρῆσιν τῶν ἐν ταῖς ἐκκλησίαις ψαλλόντων.
ÉDITIONS DE LA PARAPHRASE
Νικοδήμου Π. Γ. Νεοκλεους, μεγάλου ἀρχιμανδρίτου ἐνΚωνσταντινουπόλει, Ἡ Ἁγία και Μεγάλη Ἑβδομάς, ἐκ τοῦ πατριαρχικοῦ τυπογραφείου, 1906, σσ. 324 ἑ.
Κωνσταντίνος Παπαγιαννης, Ἡ Ἁγία καὶ Μεγάλη Ἑβδομάς, ἐκδόσεις τῆς Ἀποστολικῆς Διακονίας τῆς Ἐκκλησίας τῆς Ἑλλάδος, 1985, σσ. 375-377.
Αρχιμ. Νικοδήμου Παυλοπουλου, Ἁγιος Νικόδημος ὁ Ἁγιορείτης, ἐκκλησιαστικαὶ ἐκδόσεις Ἐθνικῆς Ἑκατονπεντηκονταετηρίδος 5, ἐν Ἀθήναις, 1971, σσ.182-184.
N.B. Aucune de ces éditions “récentes” n’est exempte d’erreurs ! La meilleure est, à notre connaissance, l’édition originale du Manuel (cf. supra, note 25), parue en 1800 sur les presses patriarcales et corrigée par saint Nicodème lui-même, édition que nous avons consultée à la bibliothèque Yennadios d’Athènes, où l’on nous en a fait une photocopie. C’est d’ailleurs elle qui nous a servi de texte de référence pour cette étude.
Enfin, sur la vie et l’œuvre considérable de saint Nicodème l’Athonite, le lecteur consultera avec profit la thèse de doctorat soutenue à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge de Paris par le père
Georges E. MARNELLOS, Saint Nicodème l’Hagiorite (1749-1809), Maître et pédagogue de la nation grecque et de l’Eglise orthodoxe, Thessalonique, Fondation patriarcale d’études patristiques, collection Analecta (Mélanges) Vlatadôn, n° 64, 2002.
Πατριαρχικόν Ίδρυμα Πατερικών Μελετών, Ανάλεκτα Βλατάδων αρ. 64, Θεσσαλονίκη, 2002.